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J.-H. Rosny

Clément Hummel "Variances des Formes et formes des Variants, aperçu de la créativité littéraire de J.-H. Rosny aîné" (2014)

2 Décembre 2014, 17:58pm

Publié par Clément Hummel

Des formes et des vies

« D’ailleurs, il y a une différence fondamentale entre Wells et moi dans la manière de construire des êtres inédits, écrivait Rosny aîné dans son Avertissement à Les autres vies et les autres mondes en 1924. Wells préfère des vivants qui offrent encore une grande analogie avec ceux que nous connaissons, tandis que j’imagine volontiers des créatures ou minérales comme dans Les Xipéhuz, ou faites d’une autre matière que notre matière, ou encore existant dans un monde régi par d’autres énergies que les nôtres ; les Ferromagnétaux, qui apparaissent épisodiquement dans La Mort de la Terre, appartiennent à l’une de ces trois catégories. » Bien que le bestiaire des romans dits « préhistoriques » de Rosny aîné permette de nous confronter à sa connaissance du monde biologique animalier, le lecteur assidu de ses romans du merveilleux scientifique saura reconnaître l’inventivité percutante derrière des formes de vie surnaturelles telles que les Xipéhuz ou les Zoomorphes des Navigateurs de l’Infini.

L’auteur de La Guerre du feu semble vouloir apporter un soin particulier dans l’invention de créatures « faites d’une autre matière que notre matière ». Elles sont en effet nombreuses, mais surtout polymorphes. Si les Tripèdes martiens savent nous rappeler les envahisseurs tripodes de La Guerre des mondes de Wells, ils ne sont aucunement comparables aux vies éthérées de Rosny. Dans son article « A travers l’œuvre de Rosny aîné », au seuil de l’ouvrage qui lui est consacré, Choix de textes de J.-H. Rosny aîné, Albert Dubeux précisait : « C’est d’après les données mêmes de la science, en effet, que Rosny crée ses êtres et ses mondes imaginaires, en procédant par analogie et en s’affranchissant de cette tendance tyrannique qui nous porte communément à construire un monde fictif d’après notre propre monde, alors que l’univers renferme assurément une infinité de possibles dépourvus de toute mesure commune avec les choses qui nous entourent. » Il poursuit avec : « Les Houyhnhnms de Swift ne sont jamais que des chevaux, les Marsiens [orthographe alternative présente dans la traduction française] de Wells que des poulpes. A l’inverse, les créations de Rosny, les Xipéhuz, les Ferromagnétaux, ne ressemblent à rien de connu. ». Les romans scientifiques et ceux du merveilleux scientifique, tout comme la majorité des récits de science-fiction, ont ceci d’intéressant leur propension à façonner de toutes pièces un bestiaire original, qu’il soit animalier ou extra-terrestre par exemple. Revenant à Wells, le lecteur de L’Île du Docteur Moreau sera surpris de ces vies façonnées dans la chair même de créatures animales et qui développent une conscience grâce aux (ou à cause des) travaux de vivisection menés depuis de nombreuses années par le scientifique. Aussi, ce même lecteur parcourant les premières pages du Docteur Lerne de Maurice Renard sera saisi d’effroi quand il sera confronté dans sa lecture aux expériences de greffes animales et végétales, effroi qui mutera vite en répulsion au cours du roman quand ces mêmes expériences seront conduites sur l’Homme, et qui deviendra enfin fascination devant l’hypothèse tout à fait improbable scientifiquement de greffer une âme humaine à l’intérieur d’une voiture. Nombreux récits de science-fiction parviendront plus tard, avec une inventivité toujours renouvelée, à présenter des vies nouvelles : le mythe de l’homme vert venant de Mars n’étant qu’une actualisation de la découverte de peuplades indigènes inconnues aux Amériques à la fin du XVème siècle, on appréciera des formes de vie originales avec pourquoi pas des membres supplémentaires, un œil unique ou même des tentacules qui feraient pâlir d’envie l’illustrateur lovecraftien.

Pourtant toutes ces vies sont déjà préexistantes à priori. Leur apparence étant généralement humanoïde ou au moins inspirée d’une forme de vie animale, le fonctionnement social des Xénomorphes d’Alien ou des Zergs de Starcraft reprend l’esprit insectoïde d’une ruche et même les Tripodes de La Guerre des Mondes sont en soi la conséquence d’une évolution sur une planète étrangère.

En inventant des vies formées d’« autre matière que notre matière », Rosny aîné annonce un des principaux aspects du merveilleux scientifique, insistant plus que jamais sur cette notion de merveilleux, là où le fantastique était alors l’image prédominante. En effet, la créature du Horla de Maupassant est une des manifestations de la folie du narrateur, tandis qu’un personnage de Poe désigne l’Imp of the Perverse (le « démon de perversité » dans la traduction baudelairienne) comme source de sa folie. On aura l’occasion de retrouver une nouvelle déclinaison de cette présence surnaturelle dans Planète Interdite de Fred Wilcox en tant que manifestations éthérées de la psyché humaine, déclinaison qui sera réactualisée dans la science-fiction moderne dite « cyberpunk ». Pourtant, s’agit-il vraiment de vies proprement dites ? Les créatures de Maupassant et Poe peuvent très bien être une erreur du narrateur dont la folie tromperait ses sens, mais que le lecteur peut de son côté mieux appréhender comme le souligne Todorov dans Introduction à la littérature fantastique (Paris, Seuil, 1970) : « Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel ». L’inspiration que prend le lecteur face à l’ambiguïté des solutions proposées par Maupassant et Poe n’existe pas quand les personnages de Rosny aîné se trouvent face à des Xipéhuz ou des Ferromagnétaux ; pas plus qu’il n’y a préexistence de ces créatures hors de la diégèse de l’œuvre, il n’y a pas nécessité d’explication rationnelle à leur existence. Ce faisant, Rosny rejette l’ambiguïté fantastique pour inviter au sein de sa fiction l’étrange et le merveilleux, quand Todorov précisait « dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin ».

Clément Hummel "Variances des Formes et formes des Variants, aperçu de la créativité littéraire de J.-H. Rosny aîné" (2014)

Xipéhuz, Ferromagnétaux, Variants

Le premier chapitre des Xipéhuz relatant le livre de Bakkhoûn commence ainsi :

« Les Xipéhuz sont évidemment des Vivants. Toutes leurs allures décèlent la volonté, le caprice, l’association, l’indépendance partielle qui fait distinguer l’Être animal de la plante ou de la chose inerte. Quoique leur mode de progression ne puisse être défini par comparaison […] il est aisé de voir qu’ils le dirigent à leur gré. On les voit s’arrêter brusquement, se tourner, s’élancer à la poursuite les uns des autres, se promener par deux, par trois, manifester des préférences qui leur feront quitter un compagnon pour aller au loin en rejoindre un autre. »

Il poursuit sur plusieurs paragraphes dans une étude naturaliste de leur comportement, de leur manière de chasser, de combattre, etc. Rappelons le dispositif littéraire du texte : un narrateur-éditeur fait le récit d’une histoire étrange « mille ans avant le massement civilisateur d’où surgirent plus tard Ninive, Babylone, Ectabane ». Est ensuite introduit un personnage, Bakhoûn, un savant à l’origine d’une monographie « impossible à l’Homme de ne pas frissonner en [la] lisant », puis le narrateur annonce au lecteur qu’il va lire quelques passages du livre, traduits par B. Dessault qui autorise aimablement la reproduction depuis son ouvrage dans une note de bas de page (« Les Précurseurs de Ninive, par B. Dessault, édition in-8e, chez Calmann-Lévy. Dans l’intérêt du lecteur, j’ai converti l’extrait du livre de Bakhoûn, ci-après, en langage scientifique moderne »). Ces informations, comme le récit dans son ensemble, sont bien entendu tout-à-fait fictives. On notera donc que si Rosny n’a pas volonté de proposer une explication plausible à l’existence des Xipéhuz, il s’attache néanmoins à créer un cadre réel déroutant de crédibilité. La mention d’un « langage scientifique moderne » participe à cet effet de réel, faisant de Bakhoûn un ancêtre primitif de la philosophie naturelle, peut-être même premier scientifique, moins inventeur qu’intellectuel, du règne humain.

Avant d’être nommés par Bakhoûn, plusieurs adjectifs, noms, épithètes, périphrases sont utilisés pour désigner et décrire les Xipéhuz. Le premier chapitre, astucieusement nommé « Les formes » propose successivement : « une fantasmagorie », « un grand cercle de cônes bleuâtres, translucides », « une étoile éblouissante », « des Formes presque cylindriques » (notons la majuscule). Ces Formes sont presque évanescentes, à tel point qu’il n’est fait aucune mention d’éléments anthropoïdes, animaliers ou végétaux pour les décrire. C’est cet aspect étrange, inédit même, qui fascine à ce point les premières tribus qui en font la malheureuse rencontre, car subjugués par le spectacle extraordinaire de leur arrivée, hommes, femmes et enfants se feront massacrer sans opposer la moindre résistance. Malgré l’aspect surnaturel et merveilleux, on se rappellera l’instant d’hésitation convoqué par Todorov : pour les Hommes qui combattront par la suite les Xipéhuz, ce sera faire face à une présence merveilleuse, tandis que pour les malheureux spectateurs de l’arrivée des Formes, la présence fantastique sera fatale.

Un peu plus d’une vingtaine d’années après les Xipéhuz, Rosny propose un autre récit d’envergure, le pendant merveilleux scientifique sans doute aussi connu que La Guerre du feu dans la littérature de science-fiction (grâce à ses nombreuses rééditions depuis 1958 chez Denoël), il s’agit bien entendu de La Mort de la Terre. Ce récit de fin du monde propose avec subtilité une ambiguïté féroce dès son titre et annonce une problématique de la science-fiction beaucoup plus tardive que l’on retrouvera dans des récits écologiques. Ici, la Terre peut-elle vraiment mourir ? Ce serait supposer qu’il s’agit d’un organisme vivant dont l’importance de sa faune et sa flore serait toute relative. Jouant avec cette ambiguïté, Rosny ne propose pas d’explication définitive au cours du récit, bien que des éléments de réponse soient disséminés dans le texte. A nouveau, on retrouve comme dans Les Xipéhuz une friction entre le fantastique et le merveilleux qui s’impose dans le double sens du titre. En effet, la Terre ne meurt pas réellement, contrairement à la race humaine dominante dans un lointain futur. Le roman de Rosny aîné rappelle ainsi la dimension cyclique du règne des différentes formes de vie sur Terre ; celui des Hommes n’étant qu’une phase de plus, tout comme celui des grands lézards. Dans ce très lointain futur – plusieurs millénaires – les Hommes s’éteignent peu à peu car le sol leur est hostile, contrairement à une race naissante, les Ferromagnétaux. Cette race minérale, balbutiante, dont le développement de l’intelligence est tout relatif mais qui a des propriétés physiques et chimiques nuisibles pour l’Homme. Ainsi, tout comme les vies qu’elle héberge, la Terre évolue, s’adapte au modèle régnant. Le paysage devient désertique, l’eau se raréfie, quelques oasis subsistent, la fin des Hommes est proche. Le génie de Rosny est lisible dans la façon dont il traite ce changement de modèle dominant : tout comme nous n’avons que peu de trace de nos prédécesseurs, les humains et leurs créations doivent disparaître avec eux. Le récit nous montre les dernières années d’existence de la race, la destruction de ses bâtiments, de sa culture et la mort du dernier Homme, Targ. Le point final de cette annihilation totale est la perte de la mémoire humaine, jusqu’à son langage. La Mort de la Terre c’est enfin la mort du nom donné à l’astre qui a abrité l’espèce humaine pendant des millions d’années.

Clément Hummel "Variances des Formes et formes des Variants, aperçu de la créativité littéraire de J.-H. Rosny aîné" (2014)

Le dernier récit rosnyien qui occupera notre attention n’est pas des moindres, puisque bien que très court (à peine quelques pages !), il est sans nul doute un des plus inventifs sous la plume du vieux Maître au crépuscule de sa vie. Si les Xipéhuz et les Ferromagnétaux avaient encore une quelconque appartenance à notre monde physique (la foudre et les minéraux), Dans le monde des Variants est une histoire tellement originale qu’elle éclipse presque d’inventivité les deux précédentes. Dans les deux autres récits, Rosny posait comme postulat une frontière très mince entre le fantastique tel qu’il est défini par Todorov et l’étrange et le merveilleux, ou merveilleux scientifique. Toujours, Rosny faisait le choix de conduire son récit vers l’apparition inattendue de l’inexplicable. Sans avoir à justifier ses créations le narrateur-auteur sollicite la participation du lecteur qui ne doit pas essayer de trouver un sens ni à l’histoire, ni à ses personnages ou ses situations ; ils existent dans la diégèse et cela doit être suffisant. Avec ses Variants, Rosny introduit une autre facette de la création ex nihilo, qui se confirme très tôt dans la nouvelle grâce à un champ lexical de l’étrange.

C’est ainsi qu’à sa naissance, le personnage principal, Abel, paraît « d’une autre race que ses frères », on retrouve ensuite « une atmosphère étrange [qui] l’isol[e] », il est vu comme une « anomalie », a une parole « insolite » et « ses gestes cré[ent] du malaise ». Notons enfin qu’il « inspirait une manière d’inquiétude et le sentiment de choses très lointaines, perdues dans l’Espace et dans le Temps ». D’emblée, le personnage est non seulement intriguant pour ses semblables et pour le lecteur, mais son existence ne correspond pas à nos critères dimensionnels. En effet la plus étonnante particularité de ce personnage n’est pas tant son caractère insolite que sa véritable dissonance à notre monde. Aux premières heures de son adolescence, il perçoit enfin « la singulière dissemblance de son univers, et de l’univers des autres hommes. » Le narrateur poursuit un peu plus loin : « Ainsi concevait-il deux mondes distincts, quoique occupant la même étendue, deux mondes terrestres qui coexistaient avec tous leurs êtres ».

La science-fiction d’après-guerre envisage régulièrement des récits avec des lieux et époques similaires aux nôtres mais légèrement différents, dans la mesure d’une réécriture de l’Histoire – l’uchronie –, d’artifices comme le voyage dans le temps et le paradoxe du grand père qui en découle – Le Voyageur imprudent de René Barjavel et le premier épisode de Retour vers le futur de Robert Zemeckis en sont deux exemples bien connus – ou plus généralement d’expérimentations scientifiques permettant aux personnages de voyager non pas dans l’espace ou le temps mais entre les dimensions. Ces récits s’inspirent généralement des théories de l’Univers en continuelle expansion dont la non-finitude suggère que tout y est possible à condition de disposer des connaissances scientifiques et des équipements technologiques nécessaires. Certaines intrigues de science-fiction de ces dernières années reposent sur ce postulat, voir notamment les séries Fringe et Doctor Who. Fermons cette parenthèse pour s’intéresser à nouveau à ce dernier récit de Rosny. Comme nous l’avons vu, Abel ne voyage pas entre deux mondes (ou deux dimensions) mais existe à la fois dans l’un et dans l’autre, ayant une perception asynchrone l’un de l’autre. Cet être tout à fait fascinant incarne en réalité plus qu’une transcendance de l’être humain : il ne s’agit pas seulement pour lui de percevoir par exemple un spectre lumineux plus élargi que le nôtre – à l’image de ces animaux qui ne voient que des nuances de gris ou qui disposent d’un sonar pour percevoir leur environnement grâce aux sons – mais de vivre deux existences dans deux mondes différents. Cette invention littéraire est tellement originale qu’aucun langage métaphysique n’est capable de la décrire ; la fonction du narrateur n’étant réduite qu’à sa plus simple expression. A peine peut-il nous transmettre quelques informations sur ces Variants en traduisant les diverses expériences du personnage :

« Ils échappent à la pire des nécessités animales, la nécessité de se nourrir aux dépens des autres vies, et ne possèdent aucun moyen de s’entre-détruire ; la maladie ou l’accident mortel n’existent point chez eux […] ; la mort ne survient que par un épuisement dont ils ignorent la cause : c’est une chute lente et douce dans l’inconscience. »

« Leur nutrition est avant tout énergétique ; leur structure s’use peu et se refait aux dépens de substances inanimées. »

« Il semble que leur sens de la Beauté soit plus nombreux, plus intense, plus constant que chez les hommes, et mêlé à tous leurs gestes. L’espèce d’art rudimentaire que comporte le goût des aliments, les parfums végétaux, la forme de telles plantes, de telles fleurs ou de tel animal, sont remplacés chez eux par un nombre indéfini de sensations esthétiques, beaucoup plus intenses que tout ce que connaissent les hommes. »

Les Variants sont des aberrations du point de vue de la biologie telle que nous la conceptualisons. En effet, leur nature merveilleuse en fait des êtres pourvus de la plus pure des contingences puisqu’ils sont à l’inverse dépourvus du problème de la nécessité première : la survie. Ainsi, le narrateur nous fait observer qu’ils sont débarrassés des instincts primitifs les plus animaliers et qu’ils sont en mesure d’identifier le Beau bien plus intensément que nous. Les Variants seraient alors des êtres de pur esprit ; l’incarnation, peut-être, de la métaphysique elle-même. Pour preuve cette mention assez étrange d’un sens « plus nombreux de la Beauté », comme si l’on pouvait chiffrer cette notion. La langue du narrateur semble ainsi elle-même insuffisante pour décrire de façon objective les observations premières de cette forme de vie. L’entrée dans le merveilleux se fait ainsi de trois manières différentes : la première consiste en l’évocation de cette forme de vie, venant ensuite son existence dans une dimension asynchrone de la nôtre mais pourtant liée, et enfin dans l’utilisation d’une altérité discursive que l’on retrouvera notamment chez Christopher Priest plusieurs années plus tard : « J’avais atteint l’âge de mille kilomètres » (Priest, Le Monde inverti, 1974).
 

Clément Hummel "Variances des Formes et formes des Variants, aperçu de la créativité littéraire de J.-H. Rosny aîné" (2014)

Pour une modernité de la création littéraire

Le bestiaire impressionnant convoqué par Rosny au sein de ses œuvres de fiction est mobilisé par plusieurs origines. Le monde animal qui côtoie par exemple les personnages de Vamireh et de La Guerre du feu est issu des connaissances scientifiques de l’auteur mais aussi d’une double fascination pour ces bêtes colossales. Fascination scientifique évidente tout d’abord, mais surtout une fascination d’auteur : le mammouth est ainsi un quasi-personnage récurrent des fictions rosnyiennes, revenant même de façon tout à fait originale dans Le Trésor dans la neige qui commence par cette étonnante mention : « Le dernier mammouth ne fut pas contemporain de celui dont on découvrit la dépouille dans les glaces de la Sibérie et qui vécut il y a environ dix mille ans. Le dernier mammouth est mort exactement le 19 mai 1899. Je parle avec certitude, puisque je l’ai vu trépasser… et que je lui dois ma fortune ! » Les récits de J.-H. Rosny aîné ont un point commun assez original dans le traitement qu’il réserve à la connaissance scientifique : ses fictions n’ont pas pour but une remise en cause de la Vérité puisqu’elles n’ont qu’un impact mineur –  si ce n’est insignifiant – sur la vie humaine et ses sociétés. Les Xipéhuz fait le récit d’une confrontation violente entre cette forme de Vie étrange et les humains pour leur survie et se termine par une déploration de Bakhoûn : « maintenant que les Xipéhuz ont succombé, mon âme les regrette, et je demande à l’Unique quelle Fatalité a voulu que la splendeur de la Vie soit souillée par les Ténèbres du Meurtre ». L’utilisation à outrance des majuscules renforce le sentiment d’horreur du personnage face à la mort d’une race entière ; le traumatisme est vécu par le savant intellectuel comme un véritable génocide pour la nécessité de survie d’une espèce face à une autre. Pourtant au sein de la diégèse, un tel récit se perd dans les limbes de l’Histoire et à peine ne survit-il que grâce à un manuscrit traduit du livre de Bakhoûn.

A l’autre extrémité de l’Histoire humaine, Rosny rédige un récit de fin des Hommes, comme si les millénaires passés depuis Les Xipéhuz n’étaient qu’un sursaut avant La Mort de la Terre. Les fictions contemporaines de Rosny ne bouleversent pas plus l’état du monde tel qu’il devrait être au moment de publication des romans et nouvelles, donnant aux récits dans leur globalité une dimension minimaliste, intime même, comme s’ils n’étaient voués qu’à un partage tout relatif entre un tout petit groupe de personnes. Les récits d’aventure et d’exploration appartiennent en vérité bien moins à un récit d’explorateur sous la forme par exemple du journal Voyage autour du monde de Bougainville qu’à une forme de littérature grise, scientifique et secrète dans sa distribution. C’est le cas par exemple des récits d’explorateur : un des plus connus, L’Etonnant voyage d’Hareton Ironcastle ou un autre non moins intéressant, Nymphée. Dans les deux cas, la situation initiale est celle d’une expédition dans une contrée sauvage, vierge et inexplorée et différentes péripéties viennent bouleverser les différents protagonistes en les confrontant le plus durement à la nature sauvage et hostile. Mais l’intérêt de ces romans réside à chaque fois dans la découverte d’une population indigène inconnue, proposant un état d’évolution de la race humaine différent de celle des explorateurs, un territoire dominé par des plantes inconnues ou encore avec la présence d’une faune ancestrale. De façon presque systématique, on a l’impression que ce qui se passe dans les fictions rosnyiennes ne sont pas graves, qu’elles n’ont ni d’incidence sur les autres récits ni sur le monde en dehors de la diégèse. Tous ces éléments renforcent l’hypothèse d’une œuvre-monde, globale, où Rosny y intégrerait des éléments constitutifs en prenant soin de ne pas superposer différents ingrédients merveilleux contradictoires.

Depuis la seconde partie du XXème siècle, la science-fiction européenne et anglo-saxonne a largement balayé ces questions de fictions inscrites au sein d’un même univers cohérent s’interpénétrant les unes aux autres, que ce soit dans l’idée d’une intertextualité référentielle ou plus simplement de différents éléments qui se poursuivent de façon plus globale dans plusieurs récits différents. Mais Rosny ne démontre pas une volonté éditoriale derrière l’enchaînement de ses récits merveilleux, contrairement à une écriture en cycles avec de longs arcs narratifs ou au sein d’un même univers fictionnel. Dans sa postface à l’édition de 1958 chez Denoël de La Mort de la Terre, Daniel Halévy note avec justesse que « les meilleurs historiens de notre littérature contemporaine […] reconnaissent qu’aux environs de 1890, il était l’homme dont on attendait le plus, le plus opulent tempérament de romancier de son temps », comme si derrière le jeune trentenaire Joseph-Henri se cachait l’ombre du Grand Romancier, digne d’un Balzac, d’un Flaubert ou d’un Goncourt. A la même période, Rosny répondait à L’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret, qui le situe dans la section des néo-réalistes, en évoquant une « autre chose », différente du naturalisme qu’il considère comme « étroit d’esprit », proche de sa fin par excès de matérialisme, d’inclairvoyance et d’incompréhension de l’époque, la faute à « l’application médiocre d’une théorie étroite et mesquine ». Répondant à l’interrogation de Jules Huret sur cette « autre chose », il développe son envie d’une « littérature plus complexe, plus haute » : « c’est une marche vers l’élargissement de l’esprit humain, par la compréhension plus profonde, plus analytique et plus juste de l’univers tout entier et des plus humbles individus, acquise par la science et par la philosophie des temps modernes ».

Le long de sa carrière littéraire, Rosny bénéficiera toujours de cette aura nimbée de jeunesse et de positivisme, valorisant les Sciences dans leur plus grand ensemble dans l’approche d’un sujet littéraire et dans son traitement, et rejetant avec force des démarches intuitives ou trop généralement métaphysiques. Son combat contre Zola et l’école médanique ne tient pas seulement en une rivalité du jeune auteur face au vieux maître du naturalisme, mais avant tout dans une conception de la création littéraire moins politique qu’artistique. Les Xipéhuz, Ferromagnétaux, Variants (et même les autres que nous n’avons pas cités ici) sont bien les premiers avatars d’un art poétique encore en construction. Préférant à l’évocation fantastique une fascination merveilleuse pour les possibles du réel, Rosny voue aux Sciences une fidélité sans faille. Daniel Halévy rappelle la découverte du radium dans le petit laboratoire de Pierre Curie qui, en 1898, « n’avait mis en mouvement ni les foules ni les armées. » : « Le radium, dans les premiers mois de sa découverte, parut doué d’une énergie inépuisable. Ce n’était qu’une apparence. Les modalités du nouveau corps furent précisées, et ces précisions obligèrent les physiciens à des calculs si difficiles que leur science devint pour le public une sorte d’hermétisme. Il fallait pour un monde nouveau un langage nouveau. Pour J.-H. Rosny, il n’y avait pas d’hermétisme. » Rosny confiait à Jules Renard en 1892 : « On trouve ma langue embarrassée, mais on ne sait pas que je me retiens ? Quand j’ai à décrire un nuage, je fais effort pour n’employer que cinquante mots, car j’en ai deux cents à ma disposition. » Cette profusion verbale n’est pas simplement symptomatique d’une qualité d’auteur, mais aussi d’une connaissance érudite et scientifique d’un sujet. En intégrant un écart minimal dans sa langue et dans ses sujets romanesques entre une dimension réelle, objective, et une dimension merveilleuse, Rosny fait preuve d’une modernité sans cesse renouvelée, s’érigeant en chantre d’une littérature merveilleuse scientifique émergente.

Clément Hummel

[Ajout de F.M.] En complément de lecture :

Silvio Ferrari "Xipéhuz, Ferromagnétaux, Mutants et Variants : les reflets de I´inexprimable dans l´oeuvre de Rosny Aîné" in Francofonía n°7 (Universidad de Cádiz, España - 1998)

J.-H. Rosny aîné "La Musique dans le roman contemporain" (s.d.), par Clément Hummel

Clément Hummel "Koh-Lanta, au cœur de la fiction rosnyienne" (2014)

Clément Hummel "Variances des Formes et formes des Variants, aperçu de la créativité littéraire de J.-H. Rosny aîné" (2014)

Clément Hummel "Variances des Formes et formes des Variants, aperçu de la créativité littéraire de J.-H. Rosny aîné" (2014)

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