J.-H. Rosny aîné et Jean de Tinan
J.-H. Rosny aîné, tout comme Jean De La Hire, connaissait Jean de Tinan, écrivain disparut prématurément à l'âge de 24 ans.
Jean de Tinan, jeune auteur à la carrière fulgurante, est aussi connu pour sa liaison avec Irmine Boex, la première fille de J.-H. Rosny aîné, alors qu'elle avait à peine 15 ans.
Dans les notes du "Journal" de J.-H. Rosny aîné, Jean-Michel Pottier précise : "Dans sa biographie de Jean de Tinan, Jean-Paul Goujon rappelle les faits en publiant un fac-similé de lettre de Minnie qui ne laisse pas de doute sur son authenticité (Jean-Paul Goujon, Jean de Tinan, Plon, 1991, p. 207-215)."
Irmine Gertrude Louise Boex, née le 28 mai 1881 à Londres (mais naturalisée française en 1890), est décédée le 15 juillet 1969 à La Plata (en Argentine). Elle est la mère de Robert de Kalinowski, dit Robert Borel-Rosny, qui fut le secrétaire de son grand-père, J.-H. Rosny aîné, pendant 10 ans.
Cette expérience a inspiré à l’écrivain le roman inachevé "Aimienne ou le détournement de mineure" publié, à titre posthume, par le Mercure de France en 1899.
Cette édition est précédée d'un avant-propos signé P.L. :
"Je présente aux lecteurs, avec une tristesse infinie, le dernier roman de Jean de Tinan.
Ceux qui suivaient, depuis quelques années, les chroniques légères et hâtives qu'il écrivait ça et là s'imaginent sans doute connaître le caractère et les limites de son talent. Ils ne les soupçonnent même pas. C'est ici qu'ils les jugeront.
Le roman qu'on va lire, et qui clôt l'œuvre d'un enfant mis en terre à vingt-quatre ans, devait inaugurer une vie d'homme. Jean de Tinan s'y révèle tout entier, avec son originalité intense, ses dons d'observation exacte, d'expression brève et de style scrupuleusement dépouillé. Il y donne la mesure de sa force. Il y expose ses théories, en vue d'une longue série de romans qui sont à jamais perdus pour notre littérature.
Nous ne demandons pas à ceux qui ne l'ont point connu de pleurer avec nous un ami dont personne n'a pris la place au milieu de nos réunions ; mais nous voudrions qu'on lût ce livre avec admiration et avec pitié."
Rachilde évoque cet épisode dans "Jean de Tinan, le beau ténébreux" :
"Un beau soir, il rencontra à la terrasse d'un café du quartier Latin une jeune fille, absolument jeune fille, qui voulait vivre sa vie, la première de nos garçonnes, certainement. Vouloir sauter à pieds joints de la fenêtre de ses parents dans le ruisseau, pour en finir avec une famille un brin tatillonne, est une idée beaucoup plus fréquente qu'on ne se l'imagine chez les vierges de quinze ans."
*****
Voici la première scène dans laquelle Aimienne, surnommée Mimi (alias Irmine Boex, surnommée Minnie par son père J.-H. Rosny aîné), apparaît :
"Elle s'asseoit sur le coin du divan, souriant encore d'un sourire un peu gêné, les mains croisées... Elle est toute frêle... un teint rose et blanc... Ces cheveux d'or foncé sont vraiment étonnants, relevés en une simple torsade souple... C'est une enfant...
— Ah ça !... qui diable ?... se demanda Vallonges.
— Comment t'appelles-tu ? dit-il.
— Je m'appelle Aimienne... mais on m'appelle Mimi... vous pouvez m'appeler Mimi...
Et un peu vite, en se forçant un peu, elle ajoute :
— Je vous suis bien reconnaissante... je ne savais plus du tout que devenir quand je vous ai rencontré...
Elle s'arrête brusquement, le regarde et sourit... Il lui prend les mains, — de petites mains fuselées, et douces...
— Qu'est-ce que j'ai trouvé là au coin du Pont-Royal ! se demanda Vallonges.
Et, pour ne pas laisser tomber la conversation :
— Quel âge as-tu ?
— J'ai quatorze ans et demi...
— Tu as... mais alors !.. quatorze ans et demi... qu'est-ce que tu...
— Oh j'ai presque quinze ans... j'ai l'air plus que mon âge, n'est-ce pas ?... on me donne souvent dix-sept ans... voilà l'eau qui bout...
Vallonges se redresse sur les coussins,... la regarde mieux. Comment n'a-t-il pas vu tout de suite... c'est une gosse !... Mais qu'est-ce qu'elle faisait là, au coin du Pont-Royal !...
Vallonges s'amuse... Et lui qui avait si peur de passer une nuit d'énervement ennuyé !...
Elle revient avec une tasse à la main... il est un peu clair, son thé, mais elle tend la tasse d'un geste joli.
— Merci... encore un morceau de sucre. Et maintenant me diras-tu ce que tu faisais au coin du Pont-Royal ?...
Elle se rasseoit tranquillement sur le coin du divan et fait fondre son sucre en tournant avec la cuillère... Elle ressemble à diverses chromolithographies anglaises connues. (Allez voir boulevard des Capucines, à côté des filtres Pasteur.) Elle dit tranquillement, d'une petite voix décidée :
— Voilà... c'est que je suis partie avant-hier de chez papa...
Elle raconte posément, avec des airs sérieux :
Je suis allée dans un hôtel... rue de... près du Luxembourg. C'est là que j'ai passé l'autre nuit... cette après-midi je me suis promenée... et puis quand je suis rentrée ce soir, après dîner, la dame de l'hôtel m'a dit : « Ah ! vous voilà, vous !.. vous nous en faites des ennuis !... il paraît que vous êtes mineure et qu'on vous cherche !.. » ... Alors j'ai eu peur et je suis ressortie en courant... j'ai fait des zigzags dans les rues, tellement j'avais peur qu'on me suive... J'ai marché... j'ai marché... je n'osais pas aller à un autre hôtel sans malle... et puis le temps a passé, tout était fermé... Je ne voulais pas parler à un sergent de ville parce que j'avais peur qu'il ne me demande d'où je venais... J'ai hésité comme ça jusqu'à ce qu'il ne passe plus personne dans les rues... J'avais joliment froid quand vous êtes passé !... Vous avez été bien gentil...
— Tu dois être éreintée... déchausse-toi... je vais chercher des pantoufles...
Il va chercher des pantoufles à Odette — des amours de pantoufles brodées d'or... on dirait deux petits soleils.
— Oh ! qu'elles sont jolies!.. Elles me vont très bien. Non ... je ne suis plus fatiguée maintenant... je vais prendre encore un peu de thé...
Elle s'arrête, la théière en l'air :
— Vous n'allez pas me ramener à papa, au moins ?.... Promettez-moi !...
Vallonges pense que c'est probablement tout de même ce qui arrivera...
Elle a eu encore de la chance de le rencontrer, cette petite... elle a dû filer par un coup de tête, demain elle sera désolée...
Et Welker qui prétend qu'il n' « arrive » jamais rien !...si ce n'est pas une « aventure », ça, qu'est-ce qu'il lui faut... ça n'est pas de cape et d'épée, évidemment, mais enfin... c'est une petite aventure !
Elle est gentille comme tout, cette gosse, et elle raconte son odyssée avec un sérieux...
— En tous cas, je ne te ramènerai pas ce soir...
— Et puis, vous ne savez pas qui je suis,— dit-elle d'un air rassuré.
— Oh ça ! — c'est facile à savoir...
Elle s'inquiète :
— Promettez-moi que vous ne me ramènerez pas... si vous me ramenez je me jette à l'eau...
— Holà !.. holà !..
— Je vous jure! vous pensez bien que je ne suis pas partie de la maison sans bien réfléchir avant...
— Vraiment !..
— Veux-tu, Mimi, tu me raconteras tout ça demain... tu meurs d'envie de dormir...
— Vous me promettez de ne pas me ramener ?...
— Je te promets tout ce que tu voudras...
Elle lui tend la joue :
— Embrassez-moi...
Et il l'embrasse. C'est frais et doux comme tout. Ça finit de le calmer tout à fait, ce baiser.
— Comment vous appelez-vous ?
— Raoul.
— II me semble que vous êtes mon frère... C'est vrai...
— Tu as un frère ?
— Non. J'aurais bien voulu, il nous aurait défendues... J'ai trois petites sœurs qui ont douze, sept et quatre ans... Maman est morte il y a deux ans... C'est depuis ce temps-là que ce n'est plus tenable, à la maison... lorsqu'Elle est venue s'installer...
— Qui ça — Elle ?..
— La maîtresse de papa... Elle ne peut pas nous sentir, mes sœurs et moi... Maman ne s'occupait pas beaucoup de nous parce qu'elle était toujours malade, mais celle-là !.. Ah non ! je ne yeux pas rester là-dedans !.. Mes sœurs, ça va encore, elles sont petites, quand on les gifle elles pleurent, et puis voilà... mais moi je lui répondais, alors... Hier elle m'a encore battue, alors je n'ai rien dit, j'ai mis mes affaires dans une malle, et quand elle est sortie, je suis partie...
Vallonges pense que c'est une histoire simple... tout à fait simple... et même lamentablement simple...
— Qu'est-ce qu'il fait, ton père ?
— Papa ? II... non, je ne veux pas vous dire... Si vous deviniez qui c'est, après, vous voudriez peut-être me ramener... Ce n'est pas que je n'aie pas confiance en vous, mais je ne veux pas que vous me rameniez...
— Mais non ! Et puis tu sais, il n'y a pas beaucoup de chances que je le devine... Je ne le connais pas, ton père...
Elle ne répond pas, se laisse aller contre lui, toute prise de fatigue et de sommeil tout à coup...
— Allons... tu me raconteras tout cela demain... faut dormir...
— Je vais m'installer là, sur le divan. Je ne vous gênerai pas...
— Pas du tout... pas du tout... tu vas prendre mon lit... moi j'ai à travailler... Allons !.. Attends que je t'allume une lampe...
— Mais je ne veux pas vous déranger...
— Dépêche-toi ! dépêche-toi !.. Veux-tu que je te donne une chemise de nuit ?..
— Je veux bien... toutes mes affaires sont à l'hôtel...
Vallonges lui donne une chemise de nuit à Odette... pas une chemise de pensionnaire précisément...
— Oh qu'elle est jolie !
— Couche-toi vite — et dors vite...
— Bonsoir, Raoul...
— Bonsoir, Mimi...."
*****
Dans son "Journal", Edmond de Goncourt note à la date du 10 mai 1896 :
"Paul Margueritte, accompagné de son frère Victor, vient déjeuner chez moi.
Paul Margueritte me parle d'un dîner avec Rosny, qu'il a trouvé bien acerbe et qui continue à lui faire légèrement peur.
Et comme on dit qu'il ne doit pas être commode dans son intérieur, Victor Margueritte raconte que sa fille aînée, qui a une quinzaine d'années, s'est enfuie de chez lui et s'est engagée comme fille de brasserie au café Harcourt et là, s'est laissée emmener dans la chambre de Jean de Tinan, un jeune poète, qui, lorsqu'il a appris qu'elle était la fille de Rosny, a été trouver le père, qui lui aurait dit qu'il avait un rendez-vous pour le moment et n'aurait été la rechercher que le lendemain... Mais le surlendemain, elle était pendue à la sonnette du poète.
Armand Charpentier, qui est là et qui est le seul qui soit parvenu à entrer chez Rosny, dit qu'il l'a vue lorsqu'elle avait une dizaine d'années, et qu'elle était très jolie."
Edmond de Goncourt indique dans son "Journal", à la date du 17 mai 1896, qu'on "reparle de la fuite de la fille de Rosny de chez son père et à ce sujet, Frantz Jourdain raconte que Rosny, autrefois si fermé sur son intérieur, maintenant beaucoup plus ouvert, à un dîner chez lui, disait à une dame qu'il connaissait à peine, parlant de sa fille, qu'elle avait tout à fait les instincts déplorables de sa mère."
Quelques passages du "Journal" de J.-H. Rosny aîné annoté par Jean-Michel Pottier :
"10/7/97
La vie avec Bibi et Paul - à décrire. Peu d'excellents sentiments. La petite fille mystérieuse - à coups de devoirs - puis négligence entières. Mensonge facile - bavardage maladif - potin contagieux. Notes sur mon divorce (1). Sur Minnie et le coiffeur et le boulmiche (pr les types). Ma vie avec les enfants - notes au jour le jour.
21/7/97
Je vis avec deux petits êtres et cela vaut d'être décrit. La cuisine sommaire, mes rôderies de chambre en chambre, le reste. Il faut demain récurer. Raconter mon ex-ménage, mon nouveau ménage — pour les types + Minnie (2) ≠ Nono + G + • •|•• •|•• • (3) +"
(1) Le mariage avec Gertrude Holmes ne résista pas à la vie parisienne. Rosny aîné, constatant une situation de plus en plus tendue, en vient à demander le divorce, assorti de la garde de ses enfants. Le dossier de divorce comporte de nombreux témoignages, effectués à la demande de la justice, mais aussi collectés par l'écrivain lui-même. Les noms cités par Rosny aîné apparaissent dans le procès-verbal d'enquête. « La mystérieuse Perrot » était en fait une certaine Nicole Duval, âgée de 65 ans, épouse Perrot, voisine de la famille. Elle apporte un témoignage accablant : « J'ai rencontré vers 1892 Mme Boex se promenant aux fortifications avec un monsieur âgé. Il y avait certainement entre eux une grande intimité car à diverses reprises ce même individu a passé devant la maison en faisant à Mme des gestes d'amitié ; elle délaissait le soir ses enfants et s'en allait dès que le mari était sorti pour ne rentrer qu'à une heure matinale. » Gertrude Holmes, mère de 16 ans, jeune Anglaise mal adaptée à la vie parisienne, sans doute peu disposée à consentir autant de sacrifices pour la carrière littéraire de son mari, finit par quitter le domicile conjugal. La conséquence immédiate fut un repli de Rosny aîné sur sa famille ; il délaissa, pour quelques années, le monde littéraire, ce que déplora Goncourt (Journal, T. III, p. 1282).
(2) L'aînée des filles de Rosny aîné, Minnie, connut une adolescence particulièrement difficile. Vraisemblablement fugueuse, elle eut une liaison, en 1896, avec Jean de Tinan, sans qu'il ait su son identité. Elle devint, malgré elle, l'héroïne d'Aimienne, roman de ce jeune écrivain, paru en 1899.
(3) (morse) elle. Rien ne nous éclaire précisément sur l'identité de cette présence. Il peut toutefois s'agir de Marie Borel qui devient la seconde épouse de l'écrivain en 1900.
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