J.-H. Rosny et Gustave Geffroy
Gustave Geffroy (1855-1926), "Le Juste de la Justice", comme l'appelait Barbey d'Aurevilly, passionné d'art et de littérature, était de "taille moyenne, barbe et moustache brunes, œil ardent décoré de la Légion d'honneur. Un convaincu et un militant […] Goncourt l'aimait surtout pour ses lumineuses critiques d'art. Ennemi des poncifs, il batailla contre les renommées surfaites, contre les marchands, contre l'épicerie artistique. Il fit ses débuts à la Justice où, à côté de ses chroniques signées, il faisait avec une rare conscience son métier de journaliste, mettant la main à la pâte pour la confection du journal." (1)
Suite à un séjour à Londres, Gustave Geffroy publie, dans Le Gaulois du 24 décembre 1890, un article intitulé "Trois français au pays de Christmas".
"Cette chronique de voyage essaie simplement de désigner des œuvres où il y a eu plénitude de sensation, vision aiguë, où la tortue personnalité d'un artiste s'est trouvée en contact avec une humanité inattendue. Pour choisir un de ces artistes dans chacune des périodes de l'histoire littéraire de ce siècle, j'écrirai ici les noms de Théophile Gautier, de Jules Vallès et de J.-H. Rosny un littérateur d'avant-hier, un d'hier, et un d'aujourd'hui [...] Le troisième écrivain dont l'œuvre observée à Londres m'est venue en mémoire est J.-H. Rosny.
Je suis heureux d'écrire ce nom ici, dans ce journal, qui a fait une place spéciale au mouvement intellectuel et artistique. La critique n'a pas encore découvert ce nouveau venu, qui a précisément débuté, il y a trois ans, par ce roman londonien Nell Horn, qui est non seulement un des beaux livres de la littérature d'aujourd'hui, mais qui peut aussi être mis en comparaison avec les beaux livres de l'autre côté du détroit. Oui, ce Français, qui a vécu de longues années de jeunesse à Londres, s'est imprégné à ce point de l'atmosphère matérielle et de l'atmosphère morale de la ville qu'il a écrit, en une langue française très souple et très fine, un roman anglais qui est aussi anglais que les plus anglais par la tournure des dialogues et la perception des sentiments.
C'est l'observation très haute et très tendre d'une âme féminine, de l'être dont les pas se perdent dans la foule, dont la voix n'est pas entendue dans le bruit. Rosny a entendu cette voix, et il en a noté les inflexions. Il a vu la faiblesse de la frêle créature et l'immensité du milieu, et, mieux qu'aucun romancier anglais, sans en excepter un seul, il a décrit ce milieu, il a dit les décors d'existence, le charme et l'horreur des saisons, les reflets des ciels de printemps dans les yeux de la chère fille, l'horreur des brumes qui l'oppressent et qui effacent sa silhouette.
Il m'a été impossible de vivre, cette semaine, à Londres, sans revoir cette vivante Nell Horn qui traverse les neigeuses allées de parc, où guette le monsieur au chapeau gris, et qui passe, silencieuse, dans les rues de fange avec son enfant pâle." (2)
J.-H. Rosny aîné sera le successeur de Gustave Geffroy au poste de Président de l'Académie Goncourt, mais avant cela, ce dernier aura joué un rôle important dans la vie des frères J.-H. Rosny. Gustave Geffroy a, en effet, un rôle pivot dans la vie des frères J.-H. Rosny : il les a introduit (entre autres) auprès de Albert, Paul et Georges Clemenceau.
Le chemin des Rosny et des Clemenceau se croiseront à de nombreuses reprises. Un fait confirmé par Sylvie Brodziak : "Geffroy est le médiateur et le lien entre Clemenceau et Rosny Aîné" (3), ainsi que par J.-H. Rosny aîné lui-même : "J'ai connu Geffroy de bonne heure et nous n'avons à aucune époque cessé de nous voir. Pendant notre jeunesse, il établissait instinctivement un pont entre ses amis: par lui, j'ai connu Carrière, Monet, Clemenceau, Mullem, Rodin, l'architecte Binet, Hamel, Louis; etc." (4)
Dans "Torches et Lumignons", il indique aussi il a remarqué "que Clemenceau est resté très fidèle à ses amis, à ses vrais amis (car un tel homme a inévitablement des tribus d'amis de parade). Geffroy lui-même en est un exemple : Clemenceau l'a toujours aimé et fut toujours prêt à le servir." (5)
C'est "son visage rêveur, ses yeux bleus gris, les yeux des hommes de la mer" qui reviennent à l'esprit de J.-H. Rosny aîné, lorsqu'il évoque le souvenir de Gustave Geffroy pour un catalogue d'exposition. (6)
De son côté, J.-H. Rosny jeune parle de Gustave Geffroy en ces termes : "On a écrit, dit-il notamment, que Geffroy était un grand sentimental. Je le crois volontiers ; mais il cachait ses attendrissements sous des dehors un peu bourrus [...] il faut, tenir compte de la santé de Geffroy qui fut toujours délicate. On se demande comment ce corps chétif put répondre à une activité spirituelle qui aurait écrasé les gens les plus robustes! Nous l'aimions tous aux Goncourt. Jamais président ne fut plus dévoué, plus affectueux. Et il souffrit beaucoup des attaques que nous eûmes à endurer dans ces derniers temps. Sans doute, elles lui portèrent un coup fatal." (7)
Gustave Geffroy est décédé le 4 avril 1926.
(1) "L'Académie d'Auteuil, dix immortels" in La Presse du 21 juillet 1896
(2) Gustave Geffroy "Trois français au pays de Christmas" in Le Gaulois du 24 décembre 1890
(3) Correspondance privée. Sylvie Brodziak est Docteure en Langue et Littérature Françaises. Elle a publié plusieurs ouvrages de référence sur Georges Clemenceau.
(4) J.-H. Rosny aîné "Mémoires de la vie littéraire" (Crès - 1927)
(5) J.-H. Rosny aîné "Torches et lumignons" (La Force française - 1921)
(6) Gustave Geffroy et l'art moderne (Catalogue d'exposition, Paris, Bibliothèque nationale du 10 janvier-2 mars 1957)
(7) La Pensée française n°121 du 14 juin 1926