Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
J.-H. Rosny

Clément Hummel "Koh-Lanta, au cœur de la fiction rosnyienne" (2014)

16 Septembre 2014, 10:07am

Publié par Clément Hummel

Koh-Lanta, au cœur de la fiction rosnyienne

Une nouvelle allusion à J.-H. Rosny aîné a été faite dans le paysage télévisuel français.

Ce vendredi 12 septembre, ça a été la reprise de Koh-Lanta sur TF1. Une nouvelle saison placée plus que jamais sous le signe de la compétitivité puisque cette année seulement 13 participants sont présents au premier épisode. Tous ont déjà participé à l’émission au moins une fois (si ce n’est plus pour certains…) ; bref les ingrédients sont réunis pour un choc des titans qui fera oublier l’annulation de la saison précédente. Alors pourquoi faire le lien aujourd’hui entre cette émission de survie et l’univers fictionnel de l’auteur de La Guerre du Feu, La Mort de la Terre et des Xipéhuz ?

Avant de répondre à cette question, attardons-nous un peu sur le concept de l’émission : des candidats-aventuriers sont lâchés sur une île ou un territoire désert, souvent circonscrit à quelques hectares de nature indisciplinée, avec des affaires limitées, un point d’eau potable et leur savoir-faire. Pendant plusieurs semaines, leur tâche est de survivre dans ce monde inhospitalier très éloigné du confort de leur foyer tout en ayant le quotidien rythmé de diverses épreuves sportives qui mettent en jeu leur agilité, leur dextérité, leur endurance et leur capacité à s’approprier ce nouveau territoire. L’enjeu étant de remporter ces épreuves (pour une équipe et/ou pour soi-même) et d’éviter l’élimination par un vote de la communauté jusqu’à parvenir aux épreuves finales et d’être le dernier candidat en lice pour remporter un précieux sésame en espèces sonnantes et trébuchantes.

Un des leitmotivs de l’émission est de présenter les candidats comme des Robinson Crusoé, le personnage de Daniel Defoe dont les aventures ont connu une très grande postérité dans les arts narratifs que sont la littérature, le cinéma ou encore les jeux vidéo. Dans le cas qui nous intéresse aujourd’hui, c’est-à-dire la palette de personnages chez Rosny aîné, nous avons davantage affaire à des aventuriers intrépides qui découvrent de nouveaux territoires comme Hareton Ironcastle ou les personnages des Navigateurs de l’infini (encore qu’il soit nécessaire de préciser que l’on peut rencontrer des aventuriers « malgré eux », bien qu’ils n’aient pas la reconnaissance des héros cités précédemment). La question de la survie intervient généralement après coup, c’est-à-dire qu’elle est anticipée par les personnages avant leur départ et que l’unité d’une expédition assure sa maîtrise sur le monde sauvage impitoyable qui les entoure.

Or, ce n’est pas exactement le cas dans Koh-Lanta. En effet, le principe de l’émission est de forcer les candidats à l’entraide pour le bien-être et non pour la survie. La subtilité vient du fait qu’en cas de péril mortel, une équipe est prête à venir au secours des naufragés volontaires qui ne sont pas si naufragés que ça. Ainsi, contrairement à l’expédition menée par Jean-Louis Devreuse dans Nymphée, l’absence d’intégrité du groupe ne signifie pas la perte définitive de ses individus. Koh-Lanta étant un jeu, il y a des règles d’exclusion mais aussi des modalités pour faire revenir un candidat éliminé, là où se faire dévorer l’abdomen par un tigre vorace pose quelques difficultés à poursuivre l’aventure.

Pourtant le premier épisode de cette nouvelle saison amène une nouvelle problématique, bien plus ancrée dans la fiction rosnyienne que l’émission pourrait le suggérer. Assez rapidement, les protagonistes prennent possession des lieux, se construisent un abri et partent à la conquête du feu en frottant des bambous pour créer une braise. Rien d’innovant, tous les aventuriers en herbe de Koh-Lanta y ont été confronté à un moment ou un autre. En revanche, après une journée d’essais infructueux, une candidate parvient à faire démarrer une braise qui se transforme vite en véritable feu, ce qui signifie pour la troupe la possibilité de se réchauffer, faire cuire des aliments, repousser les animaux sauvages et voir dans l’obscurité. Après tant de difficultés enfin surmontées, un des candidats se tourne vers la caméra et commente :

« On y est enfin arrivés, c’était vraiment la Guerre du Feu ! »

L’œuvre maîtresse de Rosny aîné est en effet à ce point connue pour qu’elle soit citée dans la plupart des situations qui incluent la création du feu dans un univers sauvage. On notera d’ailleurs l’ambiguïté du titre polysémique qui tend à voir la guerre comme une bataille contre le feu ou comme une guerre entre les hommes pour la possession du feu. On pourrait penser que le candidat préfère y voir la première interprétation (qui n’est pas nécessairement celle donnée par le roman), mais il est lui-même dupé par une stratégie mise en place par quelques candidates qui espèrent bénéficier de l’avantage du nombre pour prendre l’ascendant sur les hommes dès le début de l’aventure.

En effet, sur les 13 candidats au début de l’émission, il y a 6 femmes et 5 hommes sur le camp et deux autres éloignés du reste du groupe. Ce déséquilibre cause une stratégie inédite jusque-là dans l’émission : les femmes vont prendre le pouvoir pour exclure les hommes. De plus, il y avait un enjeu derrière la candidate : celui d’être la première femme à faire démarrer un feu depuis le début de l’émission.

Clément Hummel "Koh-Lanta, au cœur de la fiction rosnyienne" (2014)

Au début de La Guerre du Feu, l’action commence immédiatement sur un constat amer pour la tribu des Oulhamrs : les cages qui contenaient le feu ont été détruites, laissant la tribu sans ressources car méconnaissant la moindre technique pour produire le feu. Le clan dépêche ses meilleurs guerriers pour rapporter le feu et parmi eux, Naoh, le fils du Léopard, accompagné de deux hommes va partir à l’aventure. En plus de la question de la survie évidente pour la tribu, d’autres enjeux vont se superposer à cette situation initiale : le guerrier qui rapportera le feu se verra octroyer le bâton de commandement ainsi que la main de Gammla, la nièce du chef que convoite également Naoh. Ainsi, non seulement le temps est compté pour la tribu Oulhamr démunie, mais il en est de même pour notre héros qui doit se dépêcher pour s’assurer de la réussite de ses ambitions. Le roman montrera donc les étonnantes péripéties du voyage de Naoh et ses compagnons pour rapporter le feu à la tribu et se voir récompensé des plus grands honneurs.

Dès lors, le parallèle entre le roman de Rosny aîné et la situation dans le premier épisode de Koh-Lanta fait surface, bien davantage que l’allusion du candidat. Le feu n’est pas qu’un outil de survie, il est synonyme de pouvoir. Pouvoir terrestre mais aussi spirituel ; celui qui est capable de démarrer un feu une fois peut très bien le créer à nouveau tandis que les autres seront démunis s’ils ne parviennent pas à l’attiser régulièrement. Ainsi, au retour de son expédition, Naoh rapporte le feu à sa tribu mais ne transmet pas immédiatement sa technique, s’assurant de cette manière le pouvoir bien plus définitivement qu’avec le bâton de commandement. De même, la victoire de la candidate qui allume la première le feu lui confère la reconnaissance de ses compagnons, une victoire personnelle et l’assurance d’éviter l’élimination par le vote, rituel consacré de l’émission. Le système d’élimination de Koh-Lanta est basé sur le vote de la tribu contre un ou plusieurs candidats, vote anonyme basé sur l’affinité des candidats entre eux, mais aussi pour des questions stratégiques où seul un candidat ayant gagné une immunité peut se sentir serein.

En effet, un groupe officieux peut se constituer pour s’assurer la victoire par le nombre, comme le montre ce premier épisode où l’ascendant paraît prit par les candidates. Pourtant dans les premiers jours de cette aventure, la stratégie imposée par la candidate est vue d’un mauvais œil, par ses homologues masculins tout d’abord, mais aussi par d’autres femmes qui n’apprécient pas une distinction par le sexe plutôt que par le mérite, dans une édition – rappelons-le – placée sous le signe de la compétitivité. En fin d’émission, 3 jours pour les naufragés volontaires, le vote a lieu et contre toute attente ce n’est pas un homme qui est désigné pour partir de l’émission, mais bien l’instigatrice de la stratégie femmes contre hommes.

Il n’est pas nécessaire de chercher à tous prix une morale à l’étrange conclusion de cet épisode. En tant que spectateurs, il est bien plus aisé de juger à posteriori les opinions et décisions des candidats, tout en omettant le stress, les conditions de survie difficiles et la langueur physique des candidats. On peut cependant noter ce parallèle intéressant avec La Guerre du Feu et les conditions du pouvoir temporaire face à un acte de bravoure en marge de la compétition. L’allusion à l’œuvre de Rosny aîné n’est d’ailleurs sans doute pas la seule dans le contexte de l’émission ; on pourra penser par exemple à Heart of Darkness de Joseph Conrad et ses réécritures : Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, le jeu vidéo Spec Ops : The Line ou très récemment l’épisode de Doctor Who intitulé Into the Dalek. L’environnement hostile de Koh-Lanta révèle des comportements humains souvent bien éloignés de nos contrées citadines. Pour conclure sur notre cher Rosny aîné, rappelons son attachement à démontrer des situations sociales inédites, parfois dans des romans sociaux traditionnels comme Nell Horn ou Le Bilatéral mais aussi là où il est capable d’inventer de toutes pièces des chronotopes originaux : fin du monde (La Mort de la Terre) ou jungle luxuriante (Vamireh, La Guerre du Feu), le pouvoir et la survie ne tiennent parfois qu’à la connaissance d’un savoir aussi simple que d’allumer un feu.

Clément Hummel

Commenter cet article