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J.-H. Rosny

Texte : J.-H. Rosny aîné "Les Tombes vivantes" (1927)

3 Février 2013, 18:16pm

Publié par Fabrice Mundzik

Les Tombes vivantes

Il y avait déjà trois mois que la famine durait et l'on n'en voyait pas la fin. A perte de vue, la steppe était séchée ; partout des ruisseaux taris, des sources mortes ; la rivière noire n'était plus qu'un filet d'eau qui diminuait de semaine en semaine. Dans le village presque tous les enfants et les vieillards avaient succombé. On mangeait sournoisement les morts, et ceux qui avaient des âmes de brutes guettaient leur prochain, dans les lieux déserts, afin de se procurer de la chair fraîche.

Stepka Vladimiritch, sa femme Anninka et leurs trois enfants vivaient encore. Une provision de blé, soigneusement cachée, n'était épuisée que depuis huit jours ; très prévoyant, Stepka avait distribué rigoureusement les rations, afin de durer plus longtemps... Maintenant, tout était fini. La faim rongeait le ventre des malheureux et sans doute les enfants allaient-ils succomber comme tant d'enfants dans les villages de la steppe immense...

Chaque jour Stepka Vladimiritch sortait dans l'espérance de découvrir quelque chose. Mais il n'y avait rien. Depuis longtemps, le gibier était exterminé, ou bien les bêtes étaient mortes d'inanition comme les hommes. On n'entendait plus jamais la voix d'un oiseau, l'aboiement d'un chien ou le hennissement d'un cheval...

Stepka sortait armé jusqu'aux dents. Il avait un fusil de guerre, des munitions, un énorme coutelas, une hache... Derrière lui, Anninka barricadait la porte...

Malgré la famine, l'homme et la femme continuaient à s'aimer et à aimer leurs enfants. Stepka souffrait autant de la misère des siens que de sa propre misère... Et il s'en allait, très triste, espérant toujours voir passer quelque bête, car il était bon tireur, ou découvrir quelque racine comestible... Mais l'étendue restait déserte et le sol avait été fouillé à fond par les hommes affamés...

Un dimanche, Stepka sortit très tard, quand déjà le crépuscule ne donnait plus qu'une lueur cendreuse. Comme toujours, il inspecta bien les alentours pour voir si des voisins ne l'épiaient pas, puis il s'engagea dans la solitude. Le temps était doux ; une légère brise rafraîchissait la terre et une demi-lune occupait le haut du ciel parmi les étoiles tremblotantes...

Stepka se traîna aussi loin qu'il put, si bien qu'il arriva dans un bosquet de bouleaux dont les feuilles étaient brûlées par la sécheresse... Il songeait qu'on pourrait peut-être manger du bois tendre de la dernière poussée... lorsqu'il entendit un pas humain, un pas rapide. Un homme parut qui semblait fuir et dont l'épuisement retardait la course... Un autre homme le suivait, armé d'un couteau. Ni l'un ni l'autre n'aperçurent Stepka Vladimiritch caché derrière un bouquet d'arbres...

En un moment, l'homme au couteau atteignit le fugitif... L'autre essaya de se défendre, mais il fut facilement vaincu ; la lame l'atteignit au cœur ; il tomba avec un grand cri... Saisi d'indignation, Stepka s'était élancé... Mais l'assassin se jeta sur lui et il allait l'abattre à son tour, lorsque Stepka, le prévenant, l'abattit d'un coup de hache...

L'homme, ouvrant les bras, tomba à son tour et trépassa.

Stepka regardait les deux cadavres, stupéfait par la rapidité tragique de l'aventure et il songeait : « Je suis innocent... je n'ai tué l'homme que pour défendre ma vie ! Dieu et ma conscience le savent... »

Il fît le signe de la croix, récita une courte prière et se dit :

— Voilà ! leur âme est partie... il ne reste que leurs corps périssables... et il est dit : « tu es poussière... tu retourneras poussière. » Il n'y a rien à faire... les vers les mangeront d'abord... puis la terre saisira leurs ossements... Faut-il que ma femme et mes petits meurent de faim ?

Il avait encore des scrupules, mais rongés par les actes épouvantables des affamés, et il continua :

— On ne peut plus leur faire aucun tort ! Si j'étais mort, j'aimerais mieux être mangé par des hommes que par des vers... Seigneur, ayez pitié de ma femme et de mes enfants !...

La faim lui tordait les entrailles. Il écouta, il regarda, et quand il fut sûr d'être seul, à l'aide de rameaux secs et de son briquet, il fit un feu sur la steppe, il fit rôtir de la chair...

Quand elle fut rôtie, il hésita quelque temps avant d'y mordre. Dès qu'il y eut mordu, il ne la trouva guère différente de la chair des animaux et il céda à sa faim... Ensuite, ayant caché les deux corps, il porta aux siens ce qui restait de la chair rôtie...

Les enfants se jetèrent dessus avec voracité. Anninka résista d'abord, soupçonnant que ce n'était pas la chair d'une bête, mais il dit :

— Je te jure, ma chère petite sœur, que je n'ai aucun péché sur la conscience...

Quand les enfants furent couchés, il lui raconta son histoire.

Elle avait moins de scrupules que lui, à cause de ses enfants qu'elle ne voulait pas voir mourir :

— Voilà ! il faut que nous ne perdions pas ces provisions, fit-elle.

Ils allèrent prendre les morts ensemble, le lendemain ; ils les fumèrent et les salèrent, quand les enfants dormaient... Ainsi, ils eurent de quoi manger pendant plusieurs semaines...

D'abord, ils se réjouirent... Puis, l'idée que leurs corps étaient nourris avec le corps de leurs semblables commença de les tourmenter. La vue de Stepka devint odieuse à Anninka, la vue d'Anninka rendait son mari triste jusqu'à la mort...

Ils n'avaient plus le courage de dormir ensemble. Quand leurs mains se frôlaient, ils avaient un frisson de dégoût ; la pensée qu'ils pourraient encore être mari et femme, et se multiplier, les remplissait d'horreur...

Ce n'est pas qu'ils se sentissent coupables ; ils avaient le sens de la fatalité, ils étaient sûrs de n'avoir fait aucun mal en faisant ce qu'ils faisaient, puisque personne n'en avait souffert, qu'ils s'étaient sauvés et surtout qu'ils avaient sauvé leurs enfants... Ce qui les accablait, c'était uniquement l'idée que maintenant leur chair était faite avec la chair de leur semblable, qu'ils étaient pareils à des sépulcres vivants, et lorsque tombait la nuit, ils avaient peur l'un de l'autre.

A la fin, les secours vinrent. Les Américains distribuèrent, aux rares survivants, de la farine, des haricots secs, du riz, des salaisons... Non seulement Stepka, Anninka et leurs enfants étaient sauvés, mais leurs corps étaient vigoureux, tandis que la plupart des voisins ne devaient jamais recouvrer complètement leurs forces...

— Voici que les beaux jours sont revenus ! dit Stepka, un matin que le temps était clair et qu'on avait envie d'être heureux... Nous devons vivre comme par le passé, ma sœur chérie !

Les enfants jouaient devant l'isba. L'homme s'approcha de la femme et voulut la prendre sur son cœur... Mais alors, une même épouvante les saisit ; leurs yeux se dilatèrent ; leurs corps se mirent à trembler... Et ils surent que, tout en s'aimant tendrement, il leur était devenu impossible d'engendrer.

* * *

"Les Tombes vivantes", de J.-H. Rosny aîné, est extrait de "Le Vertige d'Anaïs", publié par les éditions Nouvelle Revue Critique en 1927.

Texte : J.-H. Rosny aîné "Les Tombes vivantes" (1927)

Texte : J.-H. Rosny aîné "Les Tombes vivantes" (1927)

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