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J.-H. Rosny

Han Ryner "J.-H. Rosny" in Les Hommes du jour (1910)

8 Octobre 2013, 16:44pm

Publié par Fabrice Mundzik

Cet article sur les frères J.-H. Rosny, signé Han Ryner, fut publié dans Les Hommes du jour n°130 du 16 juillet 1910.

Un portrait de J.-H. Rosny aîné, par Aristide Delannoy, est en couverture, celui de J.-H. Rosny Jeune clôt l'article. En voici la retranscription intégrale :

J.-H. Rosny

L'œuvre des Hommes du Jour est un grand effort de justice. A notre époque, où personne n'est à sa place, rien de plus révolutionnaire. Presque régulièrement, l'homme du jour est méprisable : le contraste entre l'énorme part que lui accorde la Société et le néant de ses mérites excite en nous une forte ou railleuse indignation. N'y a-t-il pas une leçon aussi utile au spectacle de ceux qui, du jour par leur œuvre, ne sont que de demain pour la gloire ?... Quand Nosseigneurs les Bourgeois, — populace qui croit savoir lire — veulent citer un romancier, ils songent à l'amorphe Paul Bourget ou à Marcel Prévost le gélatineux. Essaient-ils de lire un penseur? un nom s'exhale, parfum nécessaire, du fumier de leurs lèvres : le nom de ce Faguet qui écrivit avec succès sur le socialisme, sur Nietzsche et sur Platon pour démontrer, d'un triple exemple irréfutable, combien ses contemporains ont « le culte de l'incompétence ». Mais toute cette populace qui croit savoir lire ignore J.-H. Rosny, le plus puissant et le plus fécond de nos conteurs, peut-être aussi le plus lourd de pensée parmi les écrivains actuels.

J.-H. Rosny est un pseudonyme choisi par deux frères qui renferment en eux le trésor complexe d'hérédités françaises, hollandaises, belges et espagnoles et qui, pour l’État Civil, se nomment Boex. Un certain monsieur, légitime propriétaire, paraît-il, de cet opulent groupement de lettres, Léon Prunol de Rosny, voulut arracher juridiquement aux grands écrivains deux syllabes auxquelles ils n'avaient aucun droit légal et que son papa lui a transmises, à lui ! Les juges, qui de coutume n'ont pourtant pas plus le sens du ridicule que celui de la justice, ne furent pas complètement stupides ce jour-là et repoussèrent la risible prétention. — L'aîné des deux frères, celui qui porte un front de génie et de mélancolie, naquit en 1856 ; le jeune, visage de force et de combat, en 1859. Le premier passa une partie de sa jeunesse à Londres, publia Nell Horn en 1886, Le Bilatéral en 1887. Puis commence la féconde collaboration qui produit cinquante volumes vigoureusement originaux parmi lesquels on peut distinguer, dès aujourd'hui, cinq ou six indéniables chefs-d'œuvre. Enfin, sentant qu'ils ont donné les plus précieuses de leurs richesses communes, les deux collaborateurs viennent de se séparer pour marcher vers des renouvellements divergents. Et c'est là toute l'histoire extérieure de ces formidables producteurs. Les sursauts de leur multiple originalité, la largeur continûment frémissante de leur pensée, la diversité des problèmes qui les sollicitent, la générosité de leurs élans, tout ce vaste et vivant trésor constitue, par sa surabondance, en même temps qu'une source d'inépuisables joies, un danger de dispersion et de chaos. D'un effort souvent victorieux, grâce à une sévère et volontaire discipline, les Rosny rappellent au lac central l'unité qui les fuit par mille ruisseaux fertilisants, par mille cascades qui chantent. Passionnément, ils recherchent « non seulement la vérité, mais encore une chose qui surplombe les vérités particulières et les illumine : l'esprit de l'époque ».

Plutôt qu'un large et inébranlable aspect d'éternité, ils élisent ce point de vue ondoyant, ils épousent leur siècle et se laissent modeler par lui, parce qu'ils comptent bien le modifier suivant les lignes nobles de leur rêve. Leur consentement joyeux à l'influence de la société sur leur esprit signifie leur foi profonde à l'influence réciproque et au choc en retour contre la société d'une pensée suffisamment proche et qui parle la langue de la cité. « Si du milieu naît le livre, quelle puérilité de nier que le livre, expression plus tangible des tendances, réagisse sur le milieu — comme si l'on niait que la loi physique ou la machine, nées de la science, à leur tour aident à la genèse de la science future. » Les sujets qu'ils préfèrent sont rarement « de ceux qui laissent l'âme emprisonnée dans un rêve de beauté glaciale ». Presque toujours, « le livre est trop trempé dans la pauvre humanité, trop palpitant du sanglot des êtres ». Presque toujours, il veut « troubler profondément des milliers d'âmes, agiter une élite et collaborer à la formation d'un état moral ».

Aujourd'hui est un équilibre instable entre hier et demain, entre les forces de conservation et ces forces de changement que les Rosny croient d'ordinaire des forces de progrès. Une vue profonde leur apprend que les forces de conservation se sont rassemblées dans la puissance lourde de l'argent. « L'argent ne représente que l'état des choses, la tendance à persister dans une structure acquise ; la force universelle détruit la structure acquise pour une structure plus élevée. La pensée combat l'argent, l'argent résiste à la pensée. Ce que nous nommons un être apparaît le résultat de ce conflit. » Comme il arrive chez les Rosny, les mots, lourds d'abord de pensée précise, bientôt, dans une lumière de plus en plus frémissante sous leurs mouvements, agitent des ailes de rêve et d'ironie. Au cours de la méditation, commencée en mélodie nue et rectiligne, voici que argent, pensée, s'entourant de flottants harmoniques et faisant oublier à demi le son fondamental, nous emportent vers le rire des songeuses analogies. « Un rhinocéros, un hippopotame, un éléphant sont d'admirables types de bêtes d'argent. Ils se sont enfoncés dans cul-de-sac de la défense, immobilisés dans leur grande taille, leur peau armure, leurs défenses géantes. Le monde ne leur a pas appartenu ; il appartient à une bête petite, nue, délicate et facile à tuer, une bête pauvre en tant que bête. C'est ainsi que tout l'avenir bouillonne au sein du peuple. » Instrument du lent perfectionnement qu'ils espèrent et à la fois moyen d'améliorer le présent dans la mesure du possible, ils proclament cette fleur suprême de la pensée, l'impérieuse Bonté. Originale, noble et équilibrée, leur conception de l'altruisme apparaît le centre de leur philosophie sociale. La bonté, pour eux, ce n'est jamais le sacrifice ; c'est toujours, pourrait-on dire, le contraire du sacrifice, le plus haut épanouissement de la vie et de la force mentale. Nécessairement, « la Bonté implique l'autonomie, la fierté, la résistance individuelle ». Il faut « nier résolument le sacrifice comme base, affirmer que nul être ne se doit systématiquement abaisser ou effacer ». La Bonté n'a rien d'humble ou de passif. « Travail de toutes les délicatesses nerveuses, il est puéril de l'assimiler au renoncement. » Ceux qui renoncent à eux-mêmes et à l'action lente, seule efficace aux yeux d'un évolutionniste, ceux qui sacrifient tout leur avenir de douce lumière dans l'éclair brutal et fou de l'héroïsme sont des âmes perdues pour le présent et pour le futur.

Mais ce n'est pas à demain ni même aux extériorités d'aujourd'hui que nous demanderons de motiver nos gestes. Les grandes raisons d'agir sont tout intérieures : s'il convient de se donner, c'est dans la mesure heureuse où se donner devient le plus efficace moyen de se réaliser. « Il suffit que la Bonté soit par elle-même digne de nos efforts, qu'elle grandisse et développe ceux qui la cultivent, rende plus adroit à la vie et plus apte au bonheur. » Néanmoins, composé d'individualisme et d'altruisme harmonieux et balancé comme la vie, les Rosny s'appliquent parfois à l'amour direct du voisin, parfois aussi s'efforcent « de le subordonner à l'amour de l'individu pour la masse, au dévouement lointain, général, — socialiste ».

Chez ces penseurs, la philosophie sociale, si personnelle et si profonde, s'accompagne d'une forte philosophie générale. Certes, ils n'ignorent point tout ce qu'une synthèse universelle a d'arbitraire et de précaire. Mais « sans elle, le cerveau humain serait aussi misérable qu'un captif dans un cabanon ! Elle est notre effort le plus beau, la fleur magnifique de l'activité spirituelle, le symbole de notre croissance, le signe le plus sûr de notre rang dans l'échelle des civilisations ». Il y aurait folie à vouloir, aux limites étroites de cette étude, résumer ce pluralisme qu'en un livre de science sûre, de profondeur émouvante et de géniale critique, Rosny aîné vient d'opposer aux vieilles doctrines monistes ou dualistes. Pourtant un système, poème supérieur, donne seul la mesure des esprits de premier ordre. Ici l'esprit, autant que vaste, est entraînant ; beaucoup, derrière lui, rêveront son rêve. Cette Parole nouvelle retentit avec opportunité. Mais pouvait-elle s'énoncer plut tôt ? Les métaphysiques sont, en un sens kantien ou presque, des formes, des façons d'enfermer l'univers au vase de l'homme. Elles ne peuvent évoluer que derrière notre conception de nous-même. Parce que nous n'avons qu'une tête, un cœur, parce que nous croyons d'abord ne sentir en nous qu'une vie, le monisme nous fut toujours naturel. Aussi le dualisme, parce que nous avons deux bras, deux jambes, deux yeux, deux parties symétriques du corps. Le droit et le gauche ne signifient-ils point, dans la naïve métaphysique du langage comme aux subtilités pythagoriques, le bien et le mal ? Pour que le pluralisme fleurit en un puissant cerveau, il fallait que la biologie auparavant dispersât l'animal humain en innombrables cellules dont chacune fût un vivant.

Il serait intéressant passionnément de marquer les concordances de la philosophie rosnyenne et de l'art rosnyen. Les vastes et confus mouvements de foule agités par la forte main aveugle d'un Zola, ne chantent-ils pas un vague monisme démocratique ? Aussi puissamment soulevées mais composées d'individus qui restent distincts et reconnaissables, les multitudes de la La Vague rouge disent, autant qu'un livre abstrait, le grand philosophe pluraliste. — Le sentiment, si fréquent chez les Rosny, de la multiplicité de l'être intérieur, de la facile dispersion où se brise, au moindre choc, la pensée apparemment la plus nue, ne traduit-il pas aussi en psychologie et en littérature leur conception de l'univers ?

Cependant, si chez eux la pensée est toujours, avec des racines de profondeur et sur une tige balancée d'un souffle de nouveauté, la fleur où s'épanouit le génie, rien de plus incertain, rien de plus inégal que leur art. Tel de leurs livres, telle de leurs phrases manifeste d'abord un chaos. C'est que la beauté, pensent-ils, « ne doit point se fixer, elle doit au contraire être en perpétuelle transformation ». Ils ne s'installent pas à leur aise dans les pensées acquises ; amoureux du mouvement plus que de la ligne, de la richesse plus que de l'harmonie, les voilà toujours élancés vers des conquêtes nouvelles. Ah ! les déformations émouvantes de l'œuvre, et comme d'une femme enceinte : sur la phrase distendue quel singulier frisson glisse la lumière ; voici, sous le grossissement déplaisant aux yeux, un brusque bondissement et, entre-devinée, l'obscurité généreuse de l'avenir... Qu'ils s'évadent du présent encombré de trop de notations précises, de trop d'inquiétudes tremblantes, de trop de branlants espoirs, et soudain la vie apaisée se stylise, les plans se classent, la force chante de claires harmonies. Vamireh, Eyrimah sont des œuvres achevées. Plus émouvants encore, les mêmes mérites ordonnent quelques romans modernes ; mais le sujet, heureusement embrassé aujourd'hui, fut dispersé hier en un livre de vigueur et de vertige. Un grouillement éperdu de richesses trop neuves s'agita, non sans hasard, en de formidables ébauches avant de s'harmoniser en ces absolus chefs-d'œuvre, L'Impérieuse Bonté ou Les âmes perdues. Or la perfection ne fut pas obtenue par un choix appauvrissant mais par la découverte de richesses intermédiaires et d'opulences de transition. Ce qu'on admire ici, c'est « la perpétuelle expansion de la force qui exclut le laid et l'ignoble, les harmonise et les noie ainsi qu'un mufle grotesque dans une cathédrale ».

Les architectes de tant de monuments toujours riches et imprévus, parfois dressés pour la joie des yeux et pour la durée, travaillent aujourd'hui séparés. Quelles œuvres, probablement de plus en plus divergentes, produiront ces natures généreuses ?... Mais les deux avenirs glorieux ne seraient-ils pas annoncés dans une phrase de L'Impérieuse Bonté ? Pourquoi me semblent-ils prophétiques, ces mots qui distinguent deux frères : l'un « subtil comme des rais de lune filtrés par les branches » ; l'autre, « noblesse d'Orient, pensive et sereine, où l'intelligence se décèle aussi naturellement que le soleil sur un lac ?... »

HAN RYNER

Han Ryner "J.-H. Rosny" in Les Hommes du jour n°130 du 16 juillet 1910

Han Ryner "J.-H. Rosny" in Les Hommes du jour n°130 du 16 juillet 1910

Han Ryner "J.-H. Rosny" in Les Hommes du jour n°130 du 16 juillet 1910

Han Ryner "J.-H. Rosny" in Les Hommes du jour n°130 du 16 juillet 1910

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