J.-H. Rosny aîné, J.-M. de Lanessan et Paul Clemenceau (c1900)
Extrait des "Mémoires de la vie littéraire" de J.-H. Rosny aîné, voici un dialogue surréaliste et (ô combien amusant !) entre le vieux Maître, Jean-Marie de Lanessan et , un des frères du "Tigre" , Ingénieur des Arts et Manufactures.
La scène se déroule chez M. et Mme Ménard-Dorian qui tenaient un Salon. Petite parenthèse pour noter qu'en décembre 1892, lors du duel au pistolet opposant Paul Déroulède à Georges Clemenceau, Paul Ménard-Dorian était un des témoins de ce dernier.
J.-H. Rosny aîné ne date pas cette scène, mais il évoque l'Affaire Dreyfus (1894-1906) quelques pages plus loin et il indique que "entre 1885 et 1900, une fraction imposante du tout Paris fréquentait chez M. et Mme Ménard-Dorian qui donnaient de grands dîners, suivis de plus grandes réceptions".
Chez M. et Mme Ménard-Dorian (extrait)
Chez les Ménard-Dorian, je rencontrais Lanessan, petit homme rougeaud, bizarre et d'ailleurs intelligent. Nous eûmes certain soir une longue discussion à propos de la force comparative des animaux. Lanessan soutenait — c'est le thème traditionnel — que la puce manifeste une puissance musculaire proportionnellement beaucoup plus grande qu'un cheval et surtout qu'un homme.
Ce que je niais péremptoirement.
— Mais, exclamait Lanessan, songez qu'une puce fait des bonds qui atteignent et dépassent mille fois sa longueur... Un cheval qui franchit d'un saut sept à huit mètres est un sauteur de première force... Le bond de la puce est prodigieux en comparaison du bond du cheval.
— Erreur manifeste ! affirmais-je... La longueur du cheval comparée à celle de la puce n'a rien à voir là-dedans... Dans le vide, la puce, à puissance égale, devrait sauter aussi loin que le cheval... à puissance supérieure, elle devrait naturellement sauter plus loin ! Mais à cause de la résistance de l'air, la puce est handicapée... Je suis néanmoins persuadé que sa puissance est comparativement moindre !
Lanessan me regardait d'un air goguenard...
— Eh bien ! admettons que l'essai se passe indépendamment de la résistance de l'air... Comment prouverez-vous votre paradoxe ?
— Le plus simplement du monde. Prenons un cheval de six cents kilogrammes et, d'autre part, six cents kilogrammes de puces... D'après votre système, les six cents kilogrammes de puces disposent d'une énergie de bond très supérieure... des centaines de fois supérieure à celle du cheval... Admettons maintenant que le cheval et les six cents kilogrammes de puces bondissent dans la même direction... Le cheval bondira à six mètres, je suppose... Mais les six cents kilogrammes de puces n'auront pas franchi un mètre. Donc, pour un même poids, l'énergie de saut des puces serait inférieure à celle du cheval...
— Vous voilà bien, messieurs les physico-chimistes ! gouailla Lanessan... Quand vous avez posé une équation vous croyez avoir tout résolu... Mais le monde organisé ne se prête pas à vos équations... Posons autrement le problème... Vous savez qu'un homard traîne, par rapport à la masse, un poids beaucoup plus grand qu'un cheval... Et pour prendre votre exemple, six cents kilogrammes de homards déplaceront une vingtaine de fois autant de matériaux que ne le ferait un cheval de six cents kilogrammes... Vous voyez !
— Vous oubliez un élément : la vitesse. Si la vitesse du cheval est égale à plus de vingt fois celle du homard (et elle l'est davantage) l'énergie déployée par le cheval sera supérieure à celle déployée par le homard...
Ici nous entendîmes un éclat de rire derrière une porte. Une voix cria :
— Ce ne peut être que Rosny !
Et je vis paraître Paul Clemenceau.
— Quand je le disais ! Six cents kilogrammes de puces, six cents kilogrammes de homards comparés à six cents kilogrammes de cheval... C'est du Rosny tout pur !
— Pardon, fis-je, je ne suis pas le premier qui...
— Peut-être ! Mais c'est du Rosny tout de même... D'ailleurs vous avez raison... L'énergie s'évalue en kilogrammètres... Il n'y a pas d'autre moyen de calculer l'énergie de deux animaux et de deux machines... Monsieur de Lanessan, vous avez tort !
— Vils cinétistes ! riposta Lanessan... Vous ne voyez que des théorèmes... Soyez sûrs qu'une puce et un homard sont comparativement plus forts qu'un cheval...
— Si c'est une religion, on s'incline !... Si c est une opinion scientifique, on la récuse !...
— Le kilogrammètre ou la mort !...
— Le kilogrammètre et la vie...
Paul Clemenceau ressemble étonnamment à Georges Clemenceau. Les mêmes yeux vifs, la calvitie congénitale, la parole impétueuse et impérieuse, la gouaille et la combativité. Paul est plus grand et moins trapu, moins Kalmouk aussi. C'est un homme primesautier, une cervelle active où les idées bouillonnent. A cette époque, il mijotait une grande théorie scientifique, dont il parlait par intermittences, en laissant filtrer des lueurs. Nous étions une bande, issue du Grenier, qui avons passé chez lui des heures joviales.
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En complément, je vous suggère la lecture de « Les monstres minuscules » de Henri Coupin, illustré par René Lelong paru dans la revue « Je sais tout » du N°31 du 15 août 1907 et mis en ligne Sur l'autre face du monde, le site de référence incontournable sur le Merveilleux scientifique, dont s'occupe
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