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J.-H. Rosny

J.-H. Rosny aîné - Les Beaux œufs de pâques (1915)

1 Avril 2018, 12:49pm

Publié par Fabrice Mundzik

« Les Beaux œufs de pâques », de J.-H. Rosny aîné, est paru dans Le Journal du 11 août 1915, ainsi que dans Les Annales politiques et littéraires du 8 avril 1917.

Influencé par la Grande guerre, ce récit est à rapprocher de « La Saint-Nicolas de Jef Verhulst », par exemple, texte repris dans La Jeune vampire, en 1921.

J.-H. Rosny aîné puise dans ses souvenirs d'enfance, afin de rédiger « Les Beaux œufs de pâques ». Il recommencera quelques années plus tard, pour l'autobiographique Au temps du roi Léopold, dont le titre de travail était... Laeken !

Les Beaux œufs de Pâques

La jeune Catherine Van Ham était descendue au jardin. On entendait la voix des cloches de Sainte-Gudule portée par la brise jusqu'à Jette-Saint-Pierre. Des rais tendres passaient entre les nuées, la vie verte foisonnait sur la terre rouge, aux boqueteaux palpitants de sève et sur les mares tremblotantes. La nouveauté éternelle du reverdis embaumait les prairies et c'était le matin de Pâques ; l'âme de la petite Bruxelloise se gonflait de souvenirs.

Là-bas, dans la rue Royale-Sainte-Marie, quels battements de cœur au retour des cloches ! Une odeur savoureuse se répandait dans toute la maison ; Caroline cherchait voluptueusement les œufs de sucre et de chocolat nichés dans des coins mystérieux, et tous les repas de ce jour allaient être délectables ! Le parfum des couques au beurre chaudes se mêlait à la senteur des pistolets, et Clotilde, la cuisinière, avait fait des provisions abondantes chez le kiekepoulier, le boucher, le poissonnier, la verdurière et les pâtissiers. Il y aurait de tout ! Les viandes fines, les pâtés saturés de truffes, les primeurs venues des terres du soleil, mais surtout les pâtisseries et les plats doux ; à midi, la tarte aux groseilles vertes, le pain d'amandes, les biscottes aux suy-kerbeullekes blanches et rouges ; à quatre heures, le cramique tout jauni d'œufs et semé de corinthes sans nombre ; le soir, une tarte onctueuse à la crème, du pain à la grecque ou même des couques à la cannelle, pâtisserie qui tend à disparaître, que les Van Ham mangeaient comme au bon temps et qu'on allait chercher dans une vieille boutique de la rue de Laeken...

L'année dernière encore, comme la fête avait été douce ! (1) Joyeuse par vocation, la famille semblait faite pour un bonheur éternel. Et maintenant, les monstres étaient venus, les hordes féroces, qu'on croyait à jamais disparues et qui avaient jailli du centre même de l'Europe, comme jadis elles jaillissaient des forêts, des marécages et des savanes carnivores !

Un jour, des hommes gris vinrent saisir le père Van Ham, et un général apoplectique le fit expédier en Allemagne ; Caroline et sa mère s'étaient réfugiées à Jette, auprès de l'aïeule...

« Jésus, Maria ! » songeait la petite Bruxelloise ; ça est pourtant terrible !... Après six mois, je ne peux pas encore y croire (2)... C'est comme un mauvais rêve. Et j'ai le cœur plus petit qu'une fève ! »

La mère et l'aïeule étaient parties le matin pour Bruxelles, dans la carriole de pachter Janssens. Caroline pensait qu'elles rapporteraient des œufs de Pâques et du dessert, mais elle s'attristait à les attendre. Des images désolantes la troublaient : connaissant l'insolence des brutes grises, elle craignait des malencontres.

— Elles ne sauront peut-être pas revenir aujourd'hui ! soupirait-elle. Comme je voudrais que les Français tuent tous les Allemands pour une fois !... Et le pauvre poupa, où. est-il ? Ils le font peut-être mourir de faim dans un amigo !... Moi qui n'ai jamais haï personne, comme je les hais... comme je les hais !... J'en ai mal jusque dans les os !

Des larmes de chagrin et de colère mouillèrent les beaux yeux saphir. Caroline tapa du pied, en gémissant :

— Je ne veux pas d'œufs de Pâques cette année !...

Une silhouette torse parut à la porte grillée. C'était Alodie, la vieille servante borgne qui servait la grand'mère depuis trente-cinq ans. Son bonnet de tulle tuyauté se relevait sur des cheveux jaunes, saturés de moelle de bœuf ; sur les joues creuses, quelques zigzags fumeux indiquaient les places où elle s'était grattée.

Elle exclama :

God'en heere, mademouaselle Caroline, voilà t'y pas Nèle Bruvamoer de Turnhout qui demande votre mâmâ... et même qu'y dit : c'est pressé ! dit-y.

Tandis qu'elle glapissait, un homme coiffé d'une casquette de soie colossale et recouvert d'une blouse bleue miroitante, surgit sur le perron. Il tenait à la main une pipe de merisier, à couvercle de suivre. Ayant fait signe à Alodie de déguerpir, il s'approcha mystérieusement :

— Je n'ai pas la gale ! grogna la vieille.

Toutefois, elle se retira ; Nèle Bruvamoer mit le doigt à son nez et cligna violemment de l'œil gauche.

C'était un paysan de la Campine, long et sec comme un pin, au visage recuit par le soleil, le vent et le genièvre :

— Ça est une fois une farce ! ricana-t-il... Écoutes, jufvrouwke. vous pouvait bien le savoir puisque vous êtes sa fille ! C'est Rieke Vanden Houwelandt qui vient de la frontière d'Hollande... et savez-vous quoi... och ! j'ai ri comme un fou... gelyk eene zot... vot'poupa, il a tourné les Allemands en bouteille... il s'est encouru en Hollande... Et ça est un bel œuf de Pâques pour vous !

La petite était devenue toute pâle :

— C'est pas vrai ! gémit-elle.

— Rieke l'a vu... i l'a vu.... Rieke fait de la contrebande... i l'a vu... saèz vous, comme jé vois cette posture ! affirma Nèle en montrant une statuette de plâtre.

La petite Bruxelloise s'était appuyée contre un tilleul ; les jambes lui tremblaient. De grosses larmes coulaient sur ses cils, mais les yeux riaient au travers...

— Oye ! Oye ! ça est tout de même bon !... Mais regardez un peu là-bas... si c'est pas des réoplanes ! fit Nèle Bruvamoer.

Il tendait une main vers les nuages. Caroline leva la tête. Là-haut, on eût dit trois gros hannetons qui avançaient tout doucement :

— C'est bien des aéroplanes ! affirma-t-elle.

— Je vais vous dire, reprit Nèle. Moi j'ai l’œil américain. C'est pas des Doschè... C'est des Français, allons... et qui vont sur les zangars là-bas...

— Les dépôts de munitions !

Le cœur de Caroline battait violemment ; elle devint rouge, puis blême... Les trois hannetons viraient. Ils semblaient presque immobiles.

Soudain, un projectile oblong se détacha ; tout de suite après, dix, vingt autres projectiles se mirent à rayer l'étendue, avec la rapidité d'étoiles filantes.

Des détonations furieuses éclataient ; une explosion ébranla la terre, des jets de flamme s'élevèrent sur les hangars.

Nèle Bruvamoer secouait sa pipe et riait silencieusement ; la petite Caroline tenait sa poitrine à deux mains, saisie d'un bonheur étrange, tumultueux et puissant :

— Och ! ça fait du bien, grogna Nèle... C'est comme si je buvais du schiedam à six cens le petit verre. Voyez un peu comme ça brûle. Et saèz-vous, jufvrouwke, ça aussi, c'est des œufs de Pâques...

— Oh ! oui, oh ! oui, murmura fiévreusement la petite Bruxelloise, et ce sont les plus beaux œufs de Pâques que j'aurai vus dans toute ma vie !

 

(1) Cette phrase est remplacée par « Jadis, comme la fête était douce ! », dans la version publiée par Les Annales politiques et littéraires.

(2) « Après six mois » est supprimé, dans Les Annales politiques et littéraires.

J.-H. Rosny aîné - Les Beaux œufs de pâques (1915)

J.-H. Rosny aîné - Les Beaux œufs de pâques (1915)

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