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J.-H. Rosny

Albert Ranc - J.-H. Rosny aîné et la bombe atomique (1946)

19 Janvier 2020, 13:55pm

Publié par Fabrice Mundzik

« J.-H. Rosny aîné et la bombe atomique », d'Albert Ranc, est paru dans Gavroche du 5 décembre 1946.

Cet article est illustré par René Garcia.

Albert Ranc a signé la préface de L'Humanité devant la navigation interplanétaire (1948), d'Albert Ducrocq. Il est l'auteur de Anatole France et la science (1939), Jean Perrin, un grand savant au service du socialisme (1945), Henri Becquerel et la découverte de la radioactivité (1946), etc. Pour ne citer que quelques unes de ses œuvres.

J.-H. Rosny aîné et la bombe atomique

L'extraordinaire puissance d'évocation, les trouvailles géniales, l'observation pénétrante, la rigueur logique jointe à l’exubérance de l'imagination, le sens profond de la beauté propre aux sciences, auraient fait de J.-H. Rosny aîné, ainsi que le disait en une cérémonie jubilaire, avec tant d'affectueuse délicatesse, Jean Perrin, un « des premiers physiciens de tous les temps », s’il avait pu se consacrer à l'expérimentation. Il n'est certainement pas inopportun de le rappeler alors qu'on a célébré officiellement, il y a quelque temps, le sixième anniversaire de la mort de l'illustre écrivain romancier et philosophe.

Pour J.-H. Rosny aîné, la vie présente tout à la fois un remarquable spectacle de relative constance et d'incessante transmutation. S'il n’y avait pas de tendance conservatrice, les formes vivantes se produiraient et s'évanouiraient au hasard, toute individuation serait impossible, le monde organisé se confondrait sempiternellement avec le monde inerte, on ne distinguerait, ni monde vivant, ni monde minéral : tout se bornerait, en tant que phénomènes vitaux, à de fugitives ébauches. Par contre, s’il n’y avait pas de changement, l'univers serait en quelque sorte comme s’il n'était pas.

A la vérité, tout change sans arrêt et la persistance est foncièrement relative. Telle structure organique se conserve pendant une fraction de seconde, telle autre pendant des heures, des années, des siècles, des millénaires. Les unes sont fugaces, les autres ont l'imposante apparence de la stabilité définitive. D'ailleurs, lorsqu’on évoque la persistance vitale, il ne saurait s'agir que d'une persistance cyclique. Elle se réduit à un recommencement de phénomènes comparables. Conservation ne signifie rien autre chose que répétition, mais à tous égards elle est conquérante, créatrice de variations, car enfin les phénomènes vitaux, quand bien même ils se borneraient au retour incessant de mêmes organismes, signifient une déformation intensive du milieu minéral. Toutefois, cette conservation ne représente qu’une fraction de l’évolution organique dont le vaste ensemble exprime un changement continu qui fait émerger la sérié des êtres constitués par des agglomérations organisées de cellules du monde des êtres à cellule constitutive unique, qui « mène le savoir humain du feu primitif et de la pierre éclatée à la science et à l’industrie actuelles ».

Au total, la matière vivante est à la fois aptitude à la conservation cyclique et aptitude au changement et, ainsi, il apparaissait à J.-H. Rosny aîné que, pour être supérieur, un organisme doit simultanément conserver beaucoup de stabilité héréditaire et adopter beaucoup de changements. L'organisme idéal combinerait ainsi le maximum de conservation et le maximum de renouvellement et serait dès lors d’une durée infinie. Mais, s'il n’a pas existé, puisque le règne auquel appartient l'homme a comporté des apparitions successives de flores et de faunes suivies d'immenses disparitions, encore que, jusqu'à présent, la vie maintenue des types analogues à tous les types qu'elle a fait surgir depuis les temps primaires, pourquoi ne pourrait-on pas admettre que les formes de vie communément reconnues, émanations de la vie terrestre générale, ne furent pas les premières manifestations vitales et n'en seront pas les dernières ? J.-H. Rosny aîné ne trouvait aucune raison pour que la surface terrestre, alors qu'elle était encore le siège de possibilités énergétiques formidables, n'ait pas déjà produit des êtres pensants.

Ses Xipéhuz, aux formes géométriques, de couleurs changeantes, faits de pierre et de feu, brûlent volontairement tous les animaux et mèneront la race humaine vers l’abîme insondable. Ses Ferromagnétaux sont des êtres de fer vivant où des phénomènes de conscience obtuse résultent des variations d'une aimantation complexe. Ils s’accroissent en captant les parcelles du fer à distance. A distance aussi, ils se multiplient par induction et bientôt, souverains incontestés à la surface de la terre, ils réaliseront la suprématie du minéral, « produisant à leur tour des pensées admirables et maniant des énergies merveilleuses ».

Mais qu’aurait donc imaginé J.-H. Rosny aîné s’il avait connu la réalisation de la bombe atomique ? Par une sorte de retournement son imagination aurait sans doute entrevu le triomphe inverse de l’organique sur le minéral, reconnu une cosmogonie fantastique où la matière vivante humanisée aurait joué un rôle essentiel de créateur d'étoiles ou de dissipateur de poussières cosmiques élémentaires, où elle aurait été une transformatrice de matière en rayonnement avitaillant les régions mystérieuses dans lesquelles, pour un éternel retour, le rayonnement se transforme en matière apte à reproduire la matière vivante avec son destin de constance relative et de changement continu, la conduisant à surmonter le minéral. Il aurait peut-être pu imaginer une horde de briseurs d'atomes ayant totalement perdu le sens humain, terrorisant l’humanité, détruisant peu à peu les deux milliards d’hommes et leurs civilisations, les plus jeunes comme les plus vénérables, puis accomplissant le geste fatal, inclus dans leur nature propre, en déclenchant des réactions nucléaires capables de revigorer au sein de la terre les énergies solaires assoupies depuis des milliards d’années. Elle disparaîtrait alors dans le flamboiement de la planète devenue une étoile prête à abandonner au moindre frôlement sidéral la substance d'une nouvelle planète appelée à une destinée analogue à la sienne par le jeu nouveau d’une nouvelle matière vivante évoluant sous ses formes humanisées destructrices.

Peut-être aurait-il imaginé aussi une horde rivale ayant inventé le moyen d'épuiser le contenu de la formule d’Einstein où se trouvent monstrueusement accouplées la masse de la matière et la vitesse de la lumière à la seconde puissance. Alors, désintégrant brusquement la terre, dans une fureur sacrilège, elle essaimerait dans les espaces sidéraux les poussières corpusculaires, les éléments des futurs noyaux d’atomes.

J.-H. Rosny aîné eût peut-être imaginé tout ceci qui, sans son génie, n’est qu'une extravagance. Mais alors, il faut se représenter ce grand vieillard généreux posant sa plume et abandonnant sa rêverie créatrice, considérant le bel effort de la pensée humaine par lequel se sont poursuivis les magnifiques développements de la physique moderne, et accablé par les applications criminelles qu’en peuvent faire des hommes en délire, se laissant aller à la mélancolique détresse d’un de ses héros « demandant à l’Unique quelle Fatalité a voulu que la splendeur de la Vie soit souillée par les ténèbres du Meurtre » (1).

(1) Paroles de Bakhoûn, dans Les Xipéhuz : « Et moi j'ai enterré mon front dans mes mains, et une plainte est montée de mon cœur. Car, maintenant que les Xipéhuz ont succombé, mon âme les regrette, et je demande à l'Unique quelle Fatalité a voulu que la splendeur de la Vie soit souillée par les Ténèbres du Meurtre ! »

Albert Ranc - J.-H. Rosny aîné et la bombe atomique (1946)

Albert Ranc - J.-H. Rosny aîné et la bombe atomique (1946)

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