F. Jean-Desthieux - Publicité littéraire (1923)
« Publicité littéraire », par F. Jean-Desthieux, est paru dans La République Française du 2 Juillet 1923.
Publicité littéraire
Un écrivain a posé la question de savoir si ces deux mots pouvaient s'accorder ; d'autres écrivains lui ont répondu. C’est très bien. Pour nous qui n’avons pas eu l’honneur d’être consultés, allons au fait : voici des catalogues de librairie. Ouvrons-les. Les cinquante mille, les cent mille et les tirages supérieurs, les éditions multipliées récompensent-ils l’effort des auteurs pour lesquels nous professons le plus ancien respect ?
— Point du tout ! ce sont, en général, des noms de nouveaux venus dans les lettres qui ont bénéficié, toujours, des plus forts tirages, — y compris les noms de quelques lauréats fameux, tels Barbusse, dont Le Feu, on sait pourquoi, atteint plus de trois cent mille, mais Barbusse n’est pas plus un nouveau venu que M. Victor Margueritte, dont le livre atteindra bientôt le cinq centième mille, pour des raisons qui ne sont pas spécialement littéraires.
Qu’est-ce à dire ? Les plus fameux auteurs d’avant-guerre n’avaient jamais connu de tels succès. Les records étaient détenus, sauf erreur, par Edmond Rostand et par Zola ; Paul Bourget et Anatole France venaient ensuite. Mais leurs œuvres ne gagnaient que progressivement les faveurs d’un public élargi : c’est avec la renommée que venaient les gros succès de librairie ; encore, connaissaient-ils des échecs. Aujourd’hui, c’est avec les gros succès, artificiellement créés par la publicité, que vient la renommée. Et tandis que du jeunes auteurs. à peine débutants, touchent des revenus de millionnaires authentiques, on voit les probes écrivains de jadis, ceux qui ont depuis longtemps le respect des lettres, demeurer dans l’ignorance de ces fructueux engouements.
Au hasard, j’ouvre un catalogue. À combien pensez-vous que l’on tire un roman de M. Tristan Bernard ? — Ce n’est pas un jeune ; son esprit est légendaire... eh bien, l’éditeur nous le dit : Corinne et Corentin, 4e mille — tout juste de quoi couvrir les frais de l’édition ! — Et M. André Beaunier, l’un de nos trois ou quatre stylistes, qui est aux portes de l’Académie et devrait bénéficier du prestige de La Revue des Deux Mondes avec son roman l'Assassinée ne dépasse pas le 6e mille. Le grand romancier Blasco Ibanez n’est pas mieux favorisé ; et si tout le monde est d’accord pour déclarer que M. Henri Duvernois est aussi un excellent romancier, Faubourg Montmartre, qu’on dit être son chef-d’œuvre, ne s’est pas encore vendu à plus de 8.000 exemplaires, quoique ce roman date de 1913. Un auteur aussi bien doué que M. Charles-Henry Hirsch, que nous connaissons depuis de longs lustres, n’est pas mieux favorisé par le public que le plus obscur inconnu : son dernier roman, Eva Tumache (qui n’est pas le meilleur) n’atteint que le 5e mille. On a publié un recueil posthume d’Octave Mirbeau qui n'a pas plus fait : consolation pour le grand écrivain qu’est Rosny, dont le roman, La Juive, n’est qu’à son onzième mille.
Quelle ironie ! M. J.-H. Rosny aîné fait partie de presque tous les jurys littéraires ! le voici bien récompensé d’avoir tant lauré de fronts... Quel est le membre de l’académie Goncourt dont les œuvres se sont jamais vendues au taux de leurs lauréats ? Mais à qui fera-t-on croire que les auteurs que nous venons de citer au hasard d’un catalogue de grande maison, choisi entre dix, ne mériteraient pas des tirages égaux à ceux auxquels sont poussés les livres de MM. Pierrefeu, Radiguet, Nigaudet, Maraud, Manant, Faquin et Cie ? — Telle est bien l’immortalité d’une publicité trop peu scrupuleuse : elle suscite des triomphes, mais nuit aux auteurs les moins contestables. On lit le livre le plus « poussé » par le marchand et non le plus valable.
La critique n’y peut rien : où a-t-on vu qu’on prit soin de la consulter, avant de faire choix d’une lecture ? J’ai interrogé les éditeurs, sur l’influence exacte de la critique ; de leur aveu, il n’est guère plus de deux ou trois critiques — à quoi bon les nommer ? — qui soient capables de faire vendre quelques exemplaires d’un bon ouvrage.
Dans cette éclipse du rôle de la critique, les grands journaux ont une responsabilité : ils ont trop négligé les problèmes intellectuels, trop sous-estimé les valeurs littéraires ; ensuite, ils les ont commercialisés ; certains critiques, pour vivre, ont du se résoudre à n’être plus que des agents de publicité ; et c’est la publicité qui a tué leur influence. Les écrivains aussi, d’ailleurs, doivent faire l’aveu d’une culpabilité certaine : trop d'entre eux ont usurpé les fonctions du critique, sans y être préparés par l'habitude de l’indépendance nécessaire ; pour avoir trop redouté de se faire des ennemis, ils ont trop sacrifié à l’habitude des exagérations dangereuses ; les mots génie et talent ont perdu sous leurs plumes toute valeur positive ; à force de découvrir partout du talent, de consacrer chaque jour un génie nouveau, ils ont dérouté le public ; si le talent est commun à tous ceux qui font aujourd’hui quelque chose, s’il n’est plus un don exceptionnel, à quoi peut-il prétendre ? Apanage commun à tous les mortels, il cesse d’être une vertu digne de remarque.
Il est donc trop vrai qu’on ne saurait guère, en l’état de nos mœurs, vendre un livre que comme une spécialité pharmaceutique ordinaire. La notoriété est au même tarif pour les chevaux de course, les boxeurs, les divettes et les écrivains. La foire dure toute l’année, et elle est universelle. Faut-il s’y résigner ? Ou bien, au lieu de protester vainement, les bons auteurs n’auraient-ils pas raison de s’organiser pour recouvrer tout à la fois leur indépendance et leur dignité, par exemple en s’unissant pour intervenir en grand nombre auprès des éditeurs trop peu discrets, sous la menace d’une sanction aussi simple que serait un refus collectif de collaboration, — en s’abstenant de faire partie des jurys qui ne sont que prétextes d’intrigues et de « lancements commerciaux », et en se dérobant à toute candidature à de tels « lancements » ? — N’ont-ils pas les moyens d’abolir eux-mêmes les maux dont ils gémissent ? Et s’ils ont ces moyens, en vérité, de quoi donc se plaignent-ils ?
A lire aussi : J.-H. Rosny aîné - L'Inévitable publicité (1927)
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