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J.-H. Rosny

Camille Mauclair "La question morale dans le Roman" (1902)

9 Décembre 2013, 12:10pm

Publié par Fabrice Mundzik

L’intérêt des recherches archéobibliographiques est que, tout en sachant plus ou moins ce que l'on cherche, on ne sait jamais avec certitude ce que l'on va trouver !

J'en veux pour preuve ce texte signé Camille Mauclair (bien connu des amateurs d'anticipations anciennes) et publié dans La Revue du 15 février 1902 : "La question morale dans le Roman". Une étude dense, passionnante, sur les étiquettes et le classement des écrivains. La lecture de ce texte amène de nouvelles informations qui repousse — et c'est une surprise ! — les origines du Merveilleux scientifique, rien de moins...

L'invention de la notion de Merveilleux scientifique, ou du "Roman à Hypothèse" comme nous le précise Jean-Luc Boutel (Sur l'autre Face du Monde / Club des Savanturiers), est communément attribuée à Maurice Renard :

« C'est à Maurice Renard, l'un des grands auteurs de la période, qu'il revient d'en être le premier théoricien dans un article publié par Le Spectateur en octobre 1909 et intitulé « Du roman merveilleux-scientifique et de son action sur l’intelligence du progrès. (1) » précise Serge Lehman, dans la préface à son anthologie sur l'âge d'or de la science-fiction française, "Chasseurs de chimères" (2).

Or, "La question morale dans le Roman" de Camille Mauclair date de février 1902, soit plus 7 ans avant la publication du texte de Maurice Renard. Pourtant, un passage qui concerne directement les frères J.-H. Rosny (ce qui tombe plutôt bien !) indique que :

"Le roman a pris à la science, à la psychologie, à la métaphysique, à la satire, une série de privilèges dont il a composé le sien. Son dernier acquit, après l'annexion des sciences psychologiques, a été l'introduction du merveilleux scientifique dans les lettres, et les frères Rosny ont décidé cette annexion dernière avec une magistrale autorité, qui se prolongera très longtemps dans l'avenir."

De là à conclure que le terme fut forgé par Camille Mauclair, le pas serait facile à franchir ! Même si cela reste du domaine du possible, il est plus probable que ses origines soient plus anciennes encore.

Alors qui en est le véritable auteur ? Quand est-il apparu pour la première fois ? Mystère pour le moment...

Deux certitudes toutefois : les origines du Merveilleux scientifique sont donc bien plus anciennes que ce que l'on pouvait imaginer jusqu'alors et, si Maurice Renard n'en est pas l'inventeur, il reste sans aucune doute son meilleur porte-parole.

Sur ce sujet, lire aussi : Jean Morel "J.-H. Rosny aîné et le Merveilleux Scientifique" in Mercure de France n°667 du 1er avril 1926

MISE A JOUR : Jean-Luc Boutel a mis en ligne Sur l'autre face du Monde un extrait de "Les romanciers d’aujourd’hui" de Charles Le Goffic, daté de 1890, qui.évoque à la fois le Merveilleux scientifique et Jules Verne : Aux Origines du "Merveilleux Scientifique".

 

(1) Maurice Renard « Du roman merveilleux-scientifique et de son action sur l’intelligence du progrès » in Le Spectateur n° 6 d'octobre 1909. Rééd. in Maurice Renard « Les Mains d'Orlac » (Les Moutons Électriques, coll. La Bibliothèque voltaïque n° 5 - 2008)

(2) Serge Lehman « Hypermondes perdus » in Chasseurs de chimères : l'âge d'or de la science-fiction française (Omnibus – 2006).


La question morale dans le Roman

S'il est une notion caduque dans la caducité de presque toutes les notions sociales actuelles, c'est assurément celle des partis. Les plus grandes sottises et les plus étroits jugements lui sont dus, au point qu'il est devenu presque impossible à un homme intelligent et libéral d'accepter un parti quelconque.

On a tant fait contre l'esprit de caste qu'il a fini par se disloquer, et l'un des progrès réels de la moralité sociale contemporaine est d'être parvenue à imposer cette vérité qui est presque un truisme : on ne juge pas un homme sur sa fonction mais sur son caractère. Il y a relativement très peu de temps qu'on a cessé d'apprécier a priori un officier, un magistrat ou un prêtre sur l'énoncé de leurs titres. Mais par les lézardes de la vieille muraille des castes, l'esprit de parti s'est aussitôt glissé, parce que le goût des catégories est incroyable dans l'humanité, en sorte que les étiquettes de partis, qui devaient servir à grouper des conceptions et des façons d'envisager, sont devenues des titres et presque des désignations de métiers. Ce n'est pas au figuré que bien des gens « font profession » d'être socialistes, radicaux, nationalistes ou conservateurs : réellement cela leur tient lieu d'état. Ils vivent de leurs opinions.

Moins que personne l'écrivain, observateur impartial, historien-né de la psychologie de sa race, peut accepter de s'inféoder à un parti, et il doit, même lutter contre ses sympathies pour s'en défendre.

Qu'est-ce en effet que le nom d'un parti ? Le signe d'une idée, déformée par les intérêts qui en dérivent ou y concourent, et l'interprétation individuelle de ce nom, selon l'intérêt de chacun, est illimitée. Un titre de parti n'a aucune valeur scientifique : c'est un billet protesté, c'est un assignat dans la circulation fiduciaire.

I

L'observation libre de la vie montre infailliblement qu'il y a deux partis, celui des gens aptes aux idées générales et à l'étude analytique, et celui des gens qui ne comprennent rien. Ces deux classes se retrouvent dans tous les camps, on les y aime ou les mésestime en dehors des étiquettes, et il y a entre intellectuels une sorte de convention silencieuse qui les réunit sur un plan très supérieur aux définitions politiques. On est intelligent ou borné, et après cela on est nationaliste ou socialiste. Et ce n'est pas le fait d'un scepticisme paradoxal, mais d'une pure notion de bon sens, car si les titres de partis servaient à classer les sympathies, il n'y aurait pas de solidarités intellectuelles possibles, ces titres variant tous les cinq ans et se surchargeant de restrictions ou d'amendements. On l'a bien vu lors de la récente crise qui a secoué la France : chez tous ceux qui se déclarèrent dreyfusards ou antidreyfusards en conférant à ces épithètes une valeur intégrale, il y eut une étrange bousculade d'amitiés, il y eut abus de fâcheries inopportunes et ridicules, et à la fin de la crise les noms de partis avaient été tellement secoués dans un sac de lotos, que personne ne pouvait accepter l'une ou l'autre épithète entièrement. On allait au bout de ses opinions personnelles mais non au bout des épithètes, qui admettaient des éléments contradictoires dans les deux camps. Nulle affaire n'a démontré plus ironiquement la dangereuse puérilité des catégories. Les étiquettes sont faites pour les médiocres, pour l'éternel troupeau qui cherche la houlette, le drapeau rouge ou tricolore, et qui suit les leaders comme les marmots suivent la troupe, en marquant le pas. Il n'y a qu'un parti qui semble pouvoir admettre la diversité des opinions, parce que son programme est de n'en pas avoir et que personne n'est chargé de l'exécution de ses décrets, c'est l'anarchisme. Pseudonyme d'un sentiment qui ne peut être incarné par un groupe à la Chambre, il rallie assez opportunément les gens « qui en ont assez ». Aussi est-il bien plus important qu'on ne le pense. Mais quand deux nationalistes ou deux socialistes s'abordent en déclinant leurs épithètes mutuelles, et quand par hasard ils sont intelligents et veulent causer, leur première question est immanquablement : « Qu'entendez-vous par là ? » parce qu'on effet cette monnaie de réunion publique et d'affichage ne leur représente rien. L'esprit de parti, c'est l'esprit de caste des pauvres. Il suffit d'avoir vu, dans un café de province, des politiciens affirmer : « Je suis ceci ou cela » en ponctuant du poing sur la table la production de leur étiquette, pour être dégoûté à jamais de cette façon de parquer la pensée.

Ce travers est si enraciné que même les nouveaux venus du socialisme, dont beaucoup sont remarquablement intelligents, ne résistent pas au désir des catégories. Leur est-on sympathique par les livres ? Aussitôt ils vous somment d'être « quelque chose de précis », comme s'il y avait au monde une précision plus grande que d'être soi-même, comme si une étiquette n'était pas ce qu'il y a de plus commode au contraire pour autoriser des variations de pensée. C'est un singulier fétichisme, et si on leur cédait on ferait acte de mauvaise foi puisque l'acception du terme proposé peut être dissemblable dans l'esprit des contractants. Le mariage exige la fidélité, et on sait ce qu'une telle promesse veut dire, puisqu'elle comporte une abstention physique. Mais on ne finira jamais d'établir la casuistique de la fidélité mentale et morale. C'est pire encore dans le domaine idéologique et social. Un programme de député comporte certaines réformes matérielles, dont la promesse est mentionnée sur des affiches et vérifiée dans les comptes rendus de mandats : mais la modification quotidienne des conceptions est invérifiable. L'écrivain ne peut pas et ne doit pas répondre à de tels interrogatoires, et ce n'est pas sur une étiquette qu'il doit être suivi, mais sur la qualité générale de son libéralisme. On n'imagine pas combien une telle façon de voir est difficile à faire accepter par un écrivain qui se mêle de sociologie. On le tiraille de tous côtés, on le sollicite. « Soyez des nôtres ! » Eh ! non, qu'il n'en soit pas ! On se l'arroge, alors que précisément toute la valeur de son intervention est d'être en dehors. Et on n'imagine pas ce qu'il lui faut de courage pour résister. S'il résiste, il passe pour un homme sans foi, pour un dilettante, pour un « faux frère ». On lui demande compte de l'évolution libre de ses idées. Il a trahi des espoirs qu'il n'avait pas autorisés ; on le « flétrit » dans des petites notes, « on ne compte plus sur lui ». On le traite exactement comme un politicien qui a oublié de faire adopter l'impôt sur le revenu après l'avoir prôné. La plupart du temps, l'écrivain ne sait pas ce qu'on lui veut, et demeure surpris, parce que tout ce tapage s'adresse, non à son œuvre, mais à tout ce que les gens avaient cru bon d'y trouver à l'appui de leurs propres désirs. Cela est tout à fait intolérable. Il est évident, par exemple, que lorsqu'on voit des écrivains de valeur, au talent fin et démontré par des œuvres d'intellectualité supérieure, apporter dans le nationalisme des arguments grossiers, crier victoire lorsque les élections prouvent la déconfiture de leur parti, plier leur talent à l'énoncé de truismes que seuls les sots peuvent prendre au sérieux, et ne pas se gêner pour employer des procédés de réclame bruyante, on a le droit de dire qu'ils se moquent du monde, parce qu'il est bien manifeste qu'ils ne croient pas une seule des bourdes qu'ils débitent à l'électeur. Mais comment ne trouverait-on pas absurdes, par exemple, des gens qui sommeraient M. Paul Adam de se déclarer anarchiste à cause du Mystère des Foules, bonapartiste à cause de la Force, nationaliste à cause du Triomphe des médiocres, socialiste à cause des Cœurs nouveaux, et qui l'invectiveraient tour à tour parce qu'il ne répondrait pas à leur appel ? C'est simplement une intelligence qui étudie les psychologies des partis et en compose la synthèse de sa philosophie et de son libéralisme. Sa personnalité est une, les commentaires des gens seulement tentent de la désagréger. Ne pas être d'un parti excite la haine : être « avec nous » est la condition exigée par tous les clans. « Être avec soi » semble un crime.

II

Eh ! bien, c'est pourtant le bénéfice naturel de ceux qui ont consacré leur vie à la contemplation des phénomènes sociaux et moraux d'être aussi exempts de cultes que de catégories, et de se tenir à l'écart, puisqu'ils composent l'histoire critique d'un temps. La relativité des convictions leur est une évidence et un élément logique de classification. Quand on est arrivé à un certain degré d'étude sur nature, on éprouve une transformation de sa propre foi : on ne devient pas sceptique, mais on reconnaît l'inutilité de la polémique à laquelle on fut ardent, étant plus jeune, avec raison. On commence à découvrir le paysage des opinions contradictoires, dans lequel on s'égarait de plain-pied, du haut d'une colline qui permet au regard d'en débrouiller les méandres. On saisit la valeur de l'erreur, sa qualité restrictive des vérités, son utilité circonstancielle. Novalis a écrit qu'au lieu de toujours analyser les chefs-d’œuvre pour y découvrir les lois de beauté, qui deviennent vite des poncifs, on devrait consacrer parfois quelques profondes études critiques à l'analyse des livres exécrables, pour y bien apprendre ce qu'il ne faut pas faire, et apporter ainsi à l'esthétique une contribution très utile. J'ai de plus en plus vérifié ce que cette pensée renferme de justesse intuitive, et après avoir, au début, « mené le bon combat » contre une foule de gens, pour me servir d'une des plus grotesques images du pathos politique, j'ai été frappé de la vanité de cette critique du premier degré, que d'ardents jeunes gens réclament des écrivains qu'ils aiment. Le flux et le reflux des opinions illogiques est tel, qu'on mourrait de colère si l'on n'arrivait pas à les considérer comme des valeurs abstraites. C'est un peu le travail qui se produit chez un écrivain qui collabore à un journal. Au bout d'un certain temps, il a le mépris du « papier » et de ce qui s'y écrit. Il le traduit en langage neutre ; si la prodigalité folle d'injures qu'a suscitées par exemple l'affaire Dreyfus avait été prise au sérieux par les intéressés, dix mille hommes se fussent tués en duels, et il y aurait trois cents ans de procédure en diffamation inscrite au rôle des chambres de justice. Cette rhétorique n'impose à personne. Il en est de même pour les jugements erronés et l'intégralité des convictions. On découvre de plus en plus que les écrivains obéissent, dans les déclarations publiques qu'ils font à côté de leurs livres à des motifs personnels qui infirment ce qu'ils disent, et comme cela se perd dans le gaspillage quotidien de la presse, on ne cesse pas pour si peu de bonnes relations confraternelles. On mesure la fermeté de ses propres idées à l'indifférence avec laquelle on les voit contredire par autrui : on se confie en leur force latente pour les faire prévaloir. On les énonce, maison ne court plus sus aux contradicteurs. On parvient à un calme qui est le fait de la maturité pensante. On ne considère plus les opinions diverses, et même celles que dicte la mauvaise foi, que comme des valeurs algébriques, et l'on comprend que, puisque leur diversité est inévitable, toute irritation est superflue. Au-dessus de la polémique, en idéologie, il y a une tactique supérieure qui consiste à faire concourir les erreurs et la mauvaise foi elle-même à la manifestation de la vérité morale.

Prenons, par exemple M. Anatole France, qui, avec sa courtoisie alexandrine, est arrivé graduellement à l'énonciation de la plus formelle conception anarchique en gardant le sourire et l'élégance détachée de ses premiers écrits. Tolérance, libéralisme, ne sont-ce pas les droits élémentaires de l'écrivain qui veut bien s'occuper de la question politique, mais sans sectarisme, avec hauteur, avec le mépris absolu des violences inutiles et des gesticulations par qui la foule se tient quitte de la véritable action évolutive ? Vraiment, dans la dégénérescence des mœurs bourgeoises, la tolérance et le libéralisme sont presque une hygiène, et le socialisme coïncide au bourgeoisisme sur une foule de points, dont celui-ci : le besoin d'affirmations formulaires, de prêche, d'estrade, d'axiomes bâclés. Quand on a trouvé des êtres honnêtes, intelligents et indépendants un peu partout — et c'est l'exemple constant que donne la vie, —on devient aussi défiant envers les castes qu'envers les costumes, envers les opinions qu'envers les partis. J'ai connu des israélites, des prêtres, des soldats, des francs-maçons, des anarchistes, qui ne répondaient nullement aux définitions courantes, et à eux tous ils constituent mon parti, parce que de tous j'ai dégagé les composantes d'un idéal moral qui n'a pas de nom de baptême dans l'état civil des factions nationales, d'un idéal où le goût, l'éducation, le sentiment concourent aussi bien que les conceptions civiques et les théories sociologiques qui m'apparurent équitables.

Être citoyen libre, c'est, sous le bariolage des opinions, choisir les immanentes affinités des caractères, et connaître les lois de la formation des opinions et de leur réaction sur la conscience. C'est, avant tout, ne jamais identifier la classification des tares humaines à la classification des opinions en cours dans les diverses hypothèses politiques inventées par la société. La substance morale des époques, la matière psychologique, ne s'alimente pas de ces hypothèses. La relativité des partis est une constatation qui ne conduit pas au scepticisme, et qui laisse intactes les forces de passion et les forces de raisonnement, lesquelles, dans les luttes sociales, s'emploient très souvent en dehors d'une croyance stable, par besoin de dépense et par sympathie pour l'enfièvrement politique, qui est le plus grand de tous. Les hommes d'action s'occupent assez peu des motifs ils d'agir : sont des opposants perpétuels, et la réussite de leur campagne amenant l'état de paix, ils en commencent aussitôt une autre par crainte de l'ennui. C'est le cas d'écrivains comme Clemenceau (1), Drumont (2) ou Rochefort (3), pour prendre trois types d'hommes qui n'ont jamais cru sérieusement aux étiquettes de partis et, sceptiques sur leur relativité, ont trouvé moyen de brûler leur phosphore avec fanatisme.

III

Ces réflexions nous guideront peut-être dans l'envisagement logique du rôle moral et social du romancier contemporain, puisqu'il s'est trouvé mêlé très intimement, depuis le naturalisme, à la formation des idées anti-bourgeoises, à l'évolution des idées morales. Le roman est, de toutes les formes littéraires, la plus renouvelée. Il n'a gardé de son caractère primitif que son nom archaïque et vieillot. Composition sentimentale, il est devenu l'instrument par excellence des enquêtes sociologiques. L'essai, jadis, se réservait l'examen des idées morales, le pamphlet l'étude des crises politiques. Le roman a pris à la science, à la psychologie, à la métaphysique, à la satire, une série de privilèges dont il a composé le sien. Son dernier acquit, après l'annexion des sciences psychologiques, a été l'introduction du merveilleux scientifique dans les lettres, et les frères Rosny ont décidé cette annexion dernière avec une magistrale autorité, qui se prolongera très longtemps dans l'avenir. C'est donc, de tous les genres d écrits, celui qui nous apparaît le plus formidablement armé, puisqu'il est le seul qui s'adresse à la généralité du public et ait su élargir suffisamment ses cadres pour y admettre les apports successifs de toutes les autres manifestations de la pensée. Le roman est une vulgarisation et une synthèse. Constitué en un siècle et demi, son destin est prodigieux. A l'heure actuelle, le romancier se trouve investi d'une puissance très grande, et son mode d'expression est limitrophe de l'art et de la morale. C'est une grosse responsabilité. Comment l'envisagera-t-il ?

Les romanciers du sentimentalisme et de l'école du bon sens, avec une ingénuité parfaite, avaient résolu le problème en se faisant simplement, à grand renfort de rhétorique, les propagateurs de la morale bourgeoise et cléricale, et en réduisant la vie à une synthèse rudimentaire, la punition du méchant et la récompense de l'honnête homme, décidées d'après une morale de catéchisme et un credo politique et social conforme aux idées des gouvernements. Mais depuis que le développement des sciences psycho-physiologiques a donné de la responsabilité, de la formation des pensées, de leur transformation en actes, des notions souvent contradictoires à l'estimation des fautes et des mérites telle que la concevaient les religions, il est devenu impossible au roman d'en rester là. Les romanciers du vice et de la vertu l'ont si bien compris qu'ils ont quitté la partie, et ne sachant se servir de la nouvelle conception, ils ont paru l'ignorer. Entre un roman de Feuillet et un roman actuellement conçu dans le même esprit, il n'y a aucune progression. Les psychologues se sont immédiatement restreints à l'analyse de l'amour sentimental, et ont recommencé la carte du Tendre en la gravant au scalpel, et en lui appliquant le vocabulaire de la Revue philosophique. Mais ce jeu même a lassé les nouveaux venus : ils sont allés droit à la question sociale et à la question féministe comme à deux thèmes encore inusités.

IV

Thèmes à descriptions, certes, thèmes à de nouvelles variations littéraires, occasions d'annexer à l'art de nouveaux éléments lyriques ou contemplatifs, disent avec une nuance de dédain les hommes d'action, qui n'attendent pas après les livres pour créer des mouvements et n'apprécient dans l'écrivain que la publicité faite à leurs initiatives par un personnage qui sait appâter le lecteur et le convaincre à domicile. En réalité, le romancier est à l'heure présente placé dans la nécessité d'être mieux et plus, ou bien de n'être pas : et des hommes comme Anatole France ou les Rosny l'ont compris. L'écrivain de roman ne peut plus être un interprétateur, il faut que la substance morale vienne de lui-même. Il est le seul personnage social qui ait l'autorité, le crédit d'une telle préséance. On n'écoute plus le prêtre, il n'y a plus d'essayistes, et ni les socialistes ni leurs adversaires, discutant sur les formes d’État, ne semblent se douter que l'évolution de la morale commande toutes les autres. Le romancier seul est en position de la déterminer.

Or, c'est précisément en s'abstenant de tout esprit de parti qu'il le pourra. La plus grande erreur qu'il doive éviter, c'est le dogmatisme. Tous les romanciers précédents ont vaticiné, et par suite ont daté et ont dépéri, comme le veut la loi qui transforme toute formule en poncif. C'est donc au moment même où la jeunesse libérale se tourne vers l'ancien amuseur pour lui demander d'être un éducateur que celui-ci doit être, par excellence, « l'en-dehors», et rejeter toute étiquette de parti. La politique est devenue le royaume misérable des relativités : le premier devoir de l'homme de lettres conscient de sa mission sociologique est de se refuser à tout classement, et de braver l'accusation de scepticisme.

La rénovation morale ne peut venir que d'un homme complètement distinct de toute catégorie, et qui ne. sera ni gentil, ni pharisien, ni essénien, ni docteur de la loi d'un homme qui sera sans titre et qui parlera comme un étranger sans droits civiques, avec un désintéressement absolu, en n'accordant de valeur intégrale à aucune des convictions en activité, en ne les considérant que comme les signes de son équation personnelle.

V

C'est ce qu'ont parfaitement compris des hommes comme Paul Hervieu étudiant la famille dans l'admirable Course du Flambeau, ou François de Curel le patronat dans le Repas du Lion, ou les frères Margueritte, les Rosny, créant des types féminins nouveaux dans Femmes nouvelles (4), Un Double amour, L'Autre femme. Leur impersonnalité devient l’œuvre d'une volonté qui sacrifie le prestige de l'auteur à la proposition de types autonomes semblant vivre par eux-mêmes. Ces écrivains se gardent bien de prêcher : ils savent que le but du roman n'est pas d'établir une morale à principes fixes, mais simplement de présenter les développements successifs de l'effort moral sans obligation ni sanction, en déplaçant les bases de la morale selon l'idiosyncrasie individuelle. Tout traité de morale est coercitif, et les partis politiques et sociaux se sont toujours adjoint des éléments d'éthique à titre coercitif. Le socialisme lui-même, si aveuglé par la hantise exclusive du problème économique, médite d'avoir sa morale d’État. Ce serait méconnaître le roman que de lui demander des catéchismes de persévérance, et la femme qui s'appliquerait à vivre selon Rosny ou Hervieu serait à chaque instant en désaccord avec les circonstances. La morale de la sincérité n'est pas la morale du scrupule, et sur toute une série de notions appropriées aux natures physiologiques peut se fonder une série de déterminations morales. Pour les uns, le travail moral est une contrainte de leur instinctivité, pour d'autres, il en est l'épanouissement. La mission morale du romancier est d'exprimer cette variabilité, opposée aux dogmes unifiant toutes les consciences sous un même joug. Prenons par exemple huit ou dix femmes modernes dans les romans contemporains. Aucune ne peut être calquée par des imitatrices dociles, parce que le roman n'est qu'une fiction racontant les réactions d'un caractère sur un ordre de faits donné, ou les réactions de ces faits sur un caractère. Mais de l'ensemble de ces cas isolés sort un ensemble de notions morales qui reflètent une société originale, et c'est de l'émotion de cet ensemble qu'une femme contemporaine pourra tirer un enseignement qui se fait pressentir à chaque page et n'est codifié dans aucune. Ainsi, à la vieille démonstration du roman « bien pensant », qui arrangeait les circonstances en vue d'un théorème a priori, et concluait par le c. q. f. d. des manuels de géométrie, s'est substituée la conclusion suggérée par la présentation simple d'alternatives de la vie actuelle, choisies parmi celles qui s'offrent le plus communément.

Tous les romanciers de vrai mérite, outre ceux que j'ai nommés plus haut, obéissent à cette tactique intelligente. Tous ont compris que la morale se situe dans l'évaluation de divers cas, et non dans l'un ou l'autre ; qu'elle n'est pas une valeur fixe, mais une valeur oscillante, et qu'en dehors de la morale catéchiste, avec obligation et sanction, il y a un cours de morale dont les actions subissent une hausse et une baisse. Ils ont compris que la vie d'un individu ne se fonde pas sur un principe, mais sur une sollicitation successive des diverses certitudes auxquelles l'attirent les renouvellements de son organisme. Et l'activité morale, le constant contrôle de l'être par lui-même, consiste dans la recherche incessante des points de vue d'où il doit s'envisager. J'ai l'air de recommander le scepticisme. Je répète qu'il n'y a pas de courage plus vrai que de sembler le recommander à une époque qui maudit tous les dogmatismes et y reste pourtant si cramponnée qu'elle se borne à en changer les noms. Dès l'instant qu'on ne veut plus admettre de dogmes fixes dictant la conduite individuelle, il ne reste pourtant qu'une valeur morale logique : le choix entre les différentes initiatives, et tout ce que peut faire l'écrivain, c'est de les exposer avec toutes leurs conséquences.

Le roman arrivera à les définir toutes, car leur nombre est assez borné. Ce jour-là, on aura une sorte de carte intellectuelle de la morale sans obligation, un tracé de ce que la spontanéité peut faire à travers la société qui s'ébauche, et la psycho-physiologie deviendra un fief littéraire.

Pour le moment, j'imagine que le romancier sociologique n'a pas de devoir plus urgent que d'extirper de la moralité courante tout ce qui vient du dogmatisme religieux, tout ce qui passe pour être du consentement universel, tout ce qui caractérise les « personnages sympathiques » auxquels va le public dans tout livre ou toute pièce. Remplacer les commandements par des évidences et des persuasions, c'est une tâche horriblement difficile et ingrate, car rien n'est plus malaisé que d'apprendre aux gens à être eux-mêmes. En matière de morale, le libre-arbitre est pour le public un don embarrassant. Il ne demande qu'à y renoncer. Si le romancier sociologique éprouve une difficulté immense à ne pas se laisser étiqueter nationaliste ou socialiste par ses admirateurs, l'écrivain féministe n'en éprouve pas moins à refuser d'être classé dans un système que ses lectrices ne demanderaient qu'à suivre avec la discipline qui les conduisait à la messe aux temps naïfs du couvent. Toutes les lettres reçues par les romanciers contiennent la même requêtes : « Dites-nous comment vivre, car nous n'en savons rien. » Et toutes les admirations prennent une forme de confession ou d'obédience religieuse. Il est dur pour la vanité de refuser l'encens du prosélytisme. Cependant c'est le devoir rigoureux d'un observateur libre de la vie. Ce qui me fait concevoir, par exemple, indépendamment de leur beau talent, une haute estime pour le caractère des frères Rosny, c'est que, depuis le premier volume de leur série d'études morales, ils ont tout fait pour dérouter les admirations vite transformées en imitations moutonnières, alors qu'il leur eût été facile d'obtenir un succès bien plus grand en codifiant leur conception de l'altruisme. Mais Daniel Valgraive, la femme de l'Impérieuse Bonté, les deux héros des Âmes perdues, sont quatre exemples d'altruisme déterminé par quatre sentiments différents, et c'est justement ce choix des routes qui est fécond en réflexions. Toute la vieille morale religieuse indiquait un seul chemin, et enseignait qu'il faut s'y contraindre, contrarier toutes les facultés qui n'y tendent pas. La morale moderne, considérée comme la fonction logique de l'organisme sain, indique l'épanouissement intégral de l'individu, donc le choix libre des routes, et même le droit à vivre plusieurs vies parallèles sous une même enveloppe charnelle — ainsi l'amour d'âme et le désir de la volupté comme dans les Deux Étreintes ; le principe de la dualité du cœur est le point de départ de toute une morale inattendue. Et puisqu'à la fin la morale unitaire et dogmatique est constamment désobéie par les mœurs des êtres vivants, au lieu d'enregistrer les péchés et de conclure au pessimisme chrétien, maudissant le corps, l'homme qui observe la vie finit par penser qu'il faut tenir compte des mœurs elles-mêmes pour y trouver les dogmes naturels, au lieu de les imposer comme un système fixe à la foule changeante des cas particuliers. Il y a une anthropométrie morale à attendre du roman.

VI

Les questions morales sont tellement délicates que le romancier devra n'y toucher qu'avec toutes les subtilités que lui offre l'art d'écrire. Il doit insinuer, ménager, plier, agir par tâtonnements et par comparaisons. Il est impossible à l'heure actuelle de recommencer des commandements. Nietzsche lui-même, le plus autoritaire des génies moralistes, ne le fait pas. Il effraie, il est abrupt, c'est un rocher qu'on ne sait gravir, dans toute la partie prophétique de son œuvre : mais c'est par réaction contre l'absolutisme chrétien et surtout biblique. Dans toutes ses notes appliquées à la morale pratique, il donne l'exemple du choix et de la circonspection, il refuse de mener les moutons éternels. Il leur crie : « Broutez à votre guise en choisissant vos herbes » et il rentre dans le mysticisme farouche de Zarathustra plutôt que d'être un pasteur d'hommes.

Emerson déjà en avait ainsi décidé, et il est aisé de trouver dans l’Évangile lui même cette aversion pour le dogmatisme. Il est vrai que le mosaïsme et l’œuvre funeste de Saint-Paul se sont chargés d'en détruire les effets. Récemment nous avons pu voir avec stupeur un écrivain nationaliste et monarchiste déclarer paisiblement que les paroles d'un pauvre crucifié pesaient en somme bien peu auprès du majestueux édifice des pères, des conciles et de la papauté ! C'est en effet le poids de cet édifice qu'on impute au prétendu dogmatisme de l’Évangile, déformé entre le mosaïsme et l’Église. La séparation des deux Testaments, œuvre salutaire entre toutes, montrerait clairement que l'esprit des commandements bibliques, seul, a infusé dans notre sang l'idée d'une morale à obligation et à sanction, que Kant lui-même n'a pas su rejeter, l'esprit de parti sous une forme confessionnelle.

L’œuvre morale du roman sera de tuer cet esprit, soit par la critique des mœurs, soit par la critique des factions, en démontrant la relativité de toutes les convictions, en prouvant que l'idéal individuel se constitue par les réciprocités des divers systèmes dans la conscience. Mais quelle difficulté !

Comment arrivera-t-on à ruiner en France cette déplorable idée de la fixité, si contraire à l'évolution vitale, de cette idée qui s'incarne dans l'esprit de caste, dans l'étiquette de parti, dans le fonctionnarisme, dans la notion du beau vers lequel on va, alors que le beau est en nous et que nous n'allons nulle part ? Quand pourra-t-on faire comprendre à tous que varier n'est pas se démentir ni être sceptique, que le choix n'est pas un manque de croyance, ni un doute, et que la vraie fixité est progressive, puisqu'elle est intérieure ? Toute loi est mourante, et sur toute loi la conscience se transporte lentement, déplacée sur ce canal invisible au long des rives où sont alignées les hypothèses et les définitions. L'étude de la métaphysique enseigne qu'il ne faut pas considérer comme des vérités stables les successives explications que les philosophes ont données de l'univers, mais qui soutiendrait que la métaphysique est inutile lorsqu'on se décide à l'envisager par comparaisons ? Il en est de même des systèmes civiques, il en sera de même des cas moraux présentés par les romanciers. Croit-on sérieusement qu'il ne soit pas bien plus facile de promulguer un règlement plus ou moins imposant que d'établir les relations qui existent entre les tempéraments et les idées, dans une époque trouble, en laissant les êtres conclure après avoir posé lucidement les prémisses ? Il faut pour cela une confiance aimante dans l'humanité, une idée très élevée de ses forces et de ses aspirations. Le scepticisme ainsi compris devient un optimisme supérieur. Et c'est bien comme de libres conseillers optimistes que je rêve les romanciers de l'avenir, impartiaux historiens de l'idéologie, nobles réfractaires de toute faction, quittant les systèmes au moment où ils deviennent des disciplines, maintenant, malgré tout, soit dans le roman d'aventures, soit dans le roman psychologique et social, la tradition de la plus difficile, de la plus contestée, de la plus anarchique des volontés intellectuelles, le libéralisme.

Camille Mauclair.

 

(1) Sur Georges Clemenceau, lire le dossier : J.-H. Rosny et Georges Clemenceau.

(2) Édouard Drumont, journaliste, écrivain et homme politique.

(3) Henri Rochefort, journaliste, écrivain et homme politique.

(4) Je n'ai retrouvé aucune trace d'un texte intitulé "Femmes nouvelles" : Camille Mauclair fait peut-être référence à "L'Indomptée", ou à un texte non référencé à ce jour...

Camille Mauclair "La question morale dans le Roman" in La Revue du 15 février 1902

Camille Mauclair "La question morale dans le Roman" in La Revue du 15 février 1902

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F
L'expression "merveilleux scientifique" est plus ancienne encore! A suivre bientôt un article sur la question ;)
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