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J.-H. Rosny

Texte : J.-H. Rosny "Le Sauvetage [2]" in Le Conteur populaire (1906)

28 Juin 2013, 10:08am

Publié par Fabrice Mundzik

"Le Sauvetage [2]", signé J.-H. Rosny, fut publié (entre autres) dans Le Conteur populaire n°83 du 8 mai 1906 :

Le Sauvetage

— Mais croyez-vous vraiment que tous les animaux nous soient inférieurs ? demanda Jacques Lemarchand, en caressant son chien. Moi, j'en doute. Je pense plutôt que certaines bêtes ont fini leur cycle un peu plus tôt que ne l'ont fini les hommes, et que d'autres, au contraire, si les circonstances s'y prêtent, doivent nous devancer plus tard. Je ne puis par exemple m'empêcher de croire que la nature a fait pour les chiens un effort aussi grand que pour nous, car enfin, ils ont un sens, peut-être deux sens de plus que nous. Ce sont des vaincus, des esclaves, soit ! Mais qui peut prévoir leur avenir ?

« Tenez, voilà Fumat !...

Le chien, à l'ouïe de son nom, dressa sa grosse tête noirâtre, et considéra son maître avec de beaux yeux d'enfant :

— Voilà Fumat, reprit Jacques. Un jour, on l'a envoyé de Paris à Mézières, dans un wagon à bestiaux, dont l'ouverture était placée très haut, en sorte qu'il ne pouvait pas apercevoir le moindre coin du paysage. Jamais il n'avait fait la route auparavant : aussitôt arrivé à Mézières, il s'est échappé et il est venu nous rejoindre à Paris. Je n'ai pas besoin de vous faire remarquer qu'il distingue la trace de ses amis non seulement à travers les portes, mais à une distance incroyable. De plus, il a un diagnostic effrayant, que le meilleur médecin pourrait lui envier : il sait plus d'une heure d'avance quand un malade va mourir. J'en ai fait maintes fois l'expérience, dans des moments bien lugubres... Enfin, Fumat a sauvé la vie à six personnes, parmi lesquelles je me trouvais, dans des circonstances absolument merveilleuses.

« C'était durant mon séjour dans la sierra Nevada, où vous savez que j'ai découvert un filon de cuivre qui a fait ma fortune. Nous étions partis à l'aube, pour un district sauvage, où poussent des conifères presque aussi vieux que les célèbres séquoias de Californie. Le voyage avait été assez bon, quoique à la fin nous eussions un peu perdu notre route. Tous jeunes, solides, bien en forme et d'humeur aventureuse, nous n'avions pas d'inquiétude. Nous parvînmes à la fin dans une gorge effroyable. Les rocs tantôt entassés en troupeaux de mammouths ou de mastodontes, tantôt hérissés en flèches de cathédrales, tantôt lisses et reluisants, tantôt en surplomb et comme prêts à nous crouler sur les épaules, tantôt s'avançant comme des proues de cuirassés ou des promontoires, tantôt creusés de labyrinthes inextricables, dominaient une petite rivière, des rives de laquelle s'élançaient des arbres très longs, très fins, seulement feuillus à la cime, dont tout l'effort était de conquérir leur ration de lumière. La voie était praticable, à condition de gravir parfois une boursouflure ou de franchir une crevasse. Nous finîmes par nous trouver dans une manière d'hémicycle où la rivière formait un petit lac. C'est là que nous fîmes halte pour prendre notre repas. C'est là aussi que nous manquâmes laisser toutes nos espérances. Nous fûmes, en effet, victimes d'une mystérieuse coïncidence. Je ne sais quel obstacle, qui résistait peut-être depuis des milliers d'années, se rompit soudain sous l'effort d'un réservoir souterrain et se déversa dans l'hémicycle.

« Ce fut brusque et tonnant comme la foudre : des nappes immenses bondirent de la paroi opposée à celle où nous lunchions, et bondirent à l'assaut des rochers. Nous n'eûmes que le temps de grimper sur une espèce de plate-forme qui, heureusement, demeura au-dessus du niveau de l'élément. Mais toute route nous était coupée. A en juger par l'énormité du débit, cela durerait plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines. Le premier saisissement passé, nous prîmes assez bien la chose. Les plus gais s'amusèrent de se voir sur un îlot aérien, tous comptèrent sur leur esprit de ressource et leur entraînement physique pour atteindre une issue. Mais au bout de quelques heures, l'inquiétude devint générale. Tout autour, il n'y avait pas une seule roche praticable, et notre plate-forme, à peine assez grande pour que la moitié des nôtres s'y couchassent tandis que les autres veilleraient, avait un défaut terrible : elle s'inclinait vers l'abîme. Oh ! bien faiblement, si faiblement qu'on ne s'en était pas même aperçu d'abord. Mais à la longue, cette inclinaison causait une fatigue étrange : on se sentait glisser, si peu que ce fût, on se sentait aspiré par le gouffre. Et le petit mouvement qu'il fallait faire de dix en dix minutes éveillait je ne sais quelle idée de traîtrise et de fatalité qui consternait les plus braves.

« Pendant que nous passions par ces émotions déprimantes, Fumat avait son attitude accoutumée de philosophe. D'abord effaré comme nous tous par la débâcle, il ne s'en était pas trop occupé, s'en rapportant aux hommes pour tout remettre en bon ordre. A la longue, il avait senti que la situation était particulièrement difficile. Cela se voyait à ses bons yeux assombris, à l'immobilité de sa queue si frétillante aux moindres joies, à la manière dont il aspirait les émanations éparses. Toutefois, il ne se mêlait pas de l'affaire.

« C'est chez lui un principe d'attendre qu'on lui demande ses services, à moins qu'on ne tombe à l'eau ou qu'il ne voie ses amis attaqués par des inconnus. Lorsque l'heure rouge plana au-dessus de la gorge, je ne sais quelle obscure espérance m'engagea enfin à m'adresser à lui. Je portai à ma bouche le manche de mon piolet :

« — Cherche, Fumat !... Cherche... »

« C'était une mimique et des paroles qu'il connaissait bien. D'habitude je précisais ma demande en lui donnant quelque objet à flairer. Ici, je devais m'en tenir à l'indication confuse : aucun objet n'aurait eu un sens précis.

« Fumat s'était dressé. Il m'écoutait, et me considérait d'un regard étincelant, il semblait me demander des explications. Je dus me contenter de lui répéter à plusieurs reprises :

« — Cherche !... Cherche ! »

« Voyant que je m'en tenais là, il se mit à rôder sur la plate-forme, enjambant ceux d'entre nous qui étaient assis ou couchés. J'eus l'impression très nette qu'il avait compris ce que j'attendais de lui, mais, malgré l'horreur de la situation, je n'étais pas assez idiot pour concevoir la plus légère espérance. Tantôt flairant le roc, tantôt tendant l'oreille, Fumat semblait positivement se livrer à un de ces sorites que les anciens attribuaient, aux renards prêts à passer une rivière sur la glace. Plusieurs fois, il revint vers une large touffe de ronces dont une partie touchait à l'extrémité de la plate-forme et dont le reste dominait l'abîme. Enfin, il poussa cinq ou six abois brefs et vint me saisir par la veste, ce qui était un sûr indice qu'il avait découvert quelque chose. J'étais troublé mais je n'en voulus rien laisser voir : je haussai les épaules.

« — Par le diable ! s'écria le grand Mac Carthy, en tournant vers moi sa face rousse... il ne faut jamais rire d'un chien qui vous tire par les habits...

« Nous allâmes, lui et moi, vers les ronces, suivis de Fumat qui poussait de petits aboiements significatifs.

« Ça doit être derrière les ronces, s'il y a quelque chose, fit Mac Carthy...

« De sa longue hache à deux tranchants, il se mit à abattre les ronces. Peu à peu, une ouverture apparut, dont on pouvait toucher un bord du côté de la plate-forme ; elle avait trois pieds de haut et autant de large. Nous ne pouvions voir, de biais, qu'une très petite partie de sa profondeur.

« — Eh bien ! s'écria Mac Carthy, c'est déjà quelque chose. Je suis d'avis qu'un de nous pénètre dans ce sacré trou... Ce sera moi, si vous le voulez !

« — Non ! fit le Mexicain Tragaduros, ce sera moi... Je suis beaucoup plus mince et aussi plus leste que vous !...

« Mac Carthy céda à cette voix du bon sens. Nous aidâmes Tragaduros, et nous le vîmes disparaître dans l'ouverture. Un quart d'heure se passa, dans un silence plein d'angoisse, puis une voix retentit à l'intérieur de la falaise :

« — Démonio ! criait-elle... voilà l'issue... le souterrain conduit à une vire où je jurerais que l'homme a jadis passé... Du reste, vous serez mieux ici que sur cette infernale plate-forme. »

« Nous poussâmes un rugissement d'enthousiasme, puis, aidés de nos piolets et de nos cordes, nous réussîmes successivement à nous glisser dans la caverne. Je passai un des premiers et Fumat me suivit immédiatement. Comme l'heure rouge prenait fin et que les ténèbres roulaient sur les cimes, nous nous bornâmes, pour-cette nuit, à camper dans le flanc de la montagne. Mais le lendemain, nous nous, hissâmes par la seconde issue, et nous pûmes vite nous convaincre que Tragaduros ni Fumat ne s'étaient trompés... Avant le soir, nous étions de retour à notre campement. Nous donnâmes un dîner en l'honneur de Fumat. Il occupa la place d'honneur, et reçut pour lui seul un magnifique filet de mustang qu'il dévora jusqu'à la dernière, bouchée. »

J.-H. Rosny.

J.-H. Rosny "Le Sauvetage [2]" in Le Conteur populaire n°83 du 8 mai 1906

J.-H. Rosny "Le Sauvetage [2]" in Le Conteur populaire n°83 du 8 mai 1906

J.-H. Rosny "Le Sauvetage [2]" in Le Conteur populaire n°83 du 8 mai 1906

J.-H. Rosny "Le Sauvetage [2]" in Le Conteur populaire n°83 du 8 mai 1906

J.-H. Rosny "Le Sauvetage [2]" in Le Conteur populaire n°83 du 8 mai 1906

J.-H. Rosny "Le Sauvetage [2]" in Le Conteur populaire n°83 du 8 mai 1906

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