Critique de "Le Bilatéral" par Octave Uzanne (1887)
Voici une critique du roman de mœurs révolutionnaires parisiennes "Le Bilatéral", publiée dans le n°89 de la revue Le Livre, bibliographie moderne, d'Octave Uzanne le 10 mai 1887.
Ce compte rendu, non signé, serait de la main d'Octave Uzanne lui même selon Bertrand Hugonnard-Roche (Librairie Ancienne et Moderne - L'amour qui bouquine), grand spécialiste de cet Homme de lettres, bibliophile et journaliste, à qui il consacre le site Octave Uzanne (1851-1931).
Le Bilatéral, par J.-H. Rosny.
Paris, A. Savine, 1887.
Un vol. in-18 Jésus. — Prix 3 fr. 50.
Le nouveau roman de M. Rosny est certainement une des œuvres les plus curieuses et les plus saisissantes qu'ait produites la jeune école moderne. On y sent le bouillonnement d'efforts nouveaux, le travail d'une sève grondante qui jaillit de l'écorce profonde du vieux sol, des êtres et des choses avec une violence irrésistible, une étonnante poussée en avant. Mais il faut bien reconnaître que, comme la plupart des violences, celle-ci s'égare quelquefois, dépasse souvent le but, se traduit aussi bien par de superbes résultats que par des projections d'écume épaisse, âcre, de scories mêlées au feu pur, tout ce que jette au dehors le vomissement du gouffre mystérieux, bon ou mauvais.
L'auteur a étudié avec une conscience religieuse, une ferveur d'apôtre doublé d'un demi-sceptique, les mœurs révolutionnaires parisiennes ; de là des tableaux d'une véritable puissance, des peintures fortes, pénétrantes, criantes de réalité, qui font de son livre une œuvre remarquable, l’œuvre que produit tout effort consciencieux, soutenu par un incontestable talent de vision, d'observation, de rendu. Pourquoi faut-il que l'écrivain, dans son ardent désir de novation, se perde en des visions, à notre sens, étrangères au sujet, encombrantes, déroutantes ? Pourquoi ces bizarres et minérales descriptions du ciel, qui coupent l'intérêt, lassent le lecteur et réclament de lui un effort considérable ?
Ce sont autant d'obstacles à franchir, autant de difficultés à vaincre, qui n'arrivent qu'à fatiguer, car elles se répètent à satiété, à chaque instant. L'écrivain est-il bien sûr que le jargon scientifique soit le progrès et doive, un jour remplacer le jargon artistique ou autre ? Jargon pour jargon, nous avouons préférer la langue claire, limpide, débarrassée de tout fatras, les mots disant nettement les choses.
Certes, nous comprenons sa pensée, son désir, son espoir, mais nous ne les approuvons pas, non plus que tout ce qui peut encombrer la phrase et l'empêcher d'être simple. Appliquant à la littérature le progrès scientifique, il a pensé que les adjectifs servant à peindre les objets, que les substantifs nécessaires pour les définir, devaient être empruntés au langage spécial de la science ; de là ce style étrange, minéralogique, astronomique, géométrique et chimique, d'une compréhension absolument impossible pour tous ceux qui n'ont pas fait de la science une étude approfondie.
Cette obscurité voulue est-elle le but de la langue française, cette langue que tous doivent saisir et comprendre du premier coup d’œil, nous en doutons fort ; l'auteur lui-même n'est pas toujours conséquent avec son procédé, car, dans les passages de passion, dans les entraînements de l'action, il néglige volontiers cette recherche plus bizarre que séduisante, pour employer un style simple, bien autrement empoignant.
Certes, débarrassé de cette gangue pierreuse, obscurcissante, son livre a une valeur énorme, et tout en avouant la difficulté de la lecture, nous devons reconnaître le talent de l’œuvre et constater l'effort de création.
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Avant toute chose, précisons que ce roman fut écrit par les deux frères Rosny. Pour être précis, il s'agit du premier roman à avoir été réellement écrit en collaboration.
A ce sujet, lire le dossier "Que nous enseigne la convention littéraire de 1935 ?", publié dans Le Visage Vert n°23 de novembre 2013).
Deux remarques émises dans cette critique, méritent que l'on s'attarde un peu :
- "L'écrivain est-il bien sûr que le jargon scientifique soit le progrès et doive, un jour remplacer le jargon artistique ou autre ?"
J.-H. Rosny aîné le pense réellement. Edmond de Goncourt rapporte dans son Journal qu'il lui a annoncé "avec l'assurance vaticinatrice d'un prophète, que dans cinquante ans, il n'y aurait plus en France d'humanités latines, que toute l'éducation serait scientifique, et que la langue descriptive qu'il employait aujourd'hui serait la langue en usage." [Edmond et Jules de Goncourt, Journal T.III – 1887-1896, Robert Laffont, Bouquins, 1989]
Dans une lettre d'Alphonse Daudet, citée par Jean-Michel Pottier dans les Notes du "Journal" de J.-H. Rosny aîné, il dit à propos de "Le Bilatéral" : "Furieux contre vous, contre tout cet emberlificotement de langage, décadence, déliquescence, chimie morbide de la phrase, toute la poictevinade à la mode, bonne pour les enfants et les fous, mais qui indigne dans une oeuvre comme la vôtre à laquelle le grand succès manquera peut-être, à cause de ces volontaires chinoiseries." Il indique néanmoins qu'il admire ce roman.
- "Pourquoi ces bizarres et minérales descriptions du ciel, qui coupent l'intérêt, lassent le lecteur et réclament de lui un effort considérable ?"
Dans "Torches et Lumignons", J.-H. Rosny aîné note : "Le [Jardin du] Luxembourg était proche, où je retrouvais les arbres et les luxueux nuages. Je ne crois pas que beaucoup d'hommes aient autant que moi contemplé les nuages : on trouvera les traces de cette passion dans Nell Horn, l'Immolation, le Bilatéral, où le firmament joue constamment un rôle."
"Qu'un nuage accoure dans le grand vent d'ouest, qu'une brume s'accroche à la colline ou sur la cime des peupliers [...] tout de suite, je vois les origines, les choses antiques et augustes, nos pauvres ancêtres végétant au bord des lacs."
En complément, lire "Réponse à une lettre anonyme à propos du BILATÉRAL" publiée dans "L'Immolation" (Albert Savine - 1887)
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