J.-H. Rosny "Renouveau" (Plon - 1894) [4e édition]
"Renouveau" est un roman, signé J.-H. Rosny, publié par les éditions Plon en 1894.
Un roman rare. Rare, dans le sens où il est possible, à plusieurs reprises, de deviner qui a écrit tel ou tel passage. Les passages plus sociaux, juridiques, qui traitent de métaphysique ou qui citent des écrivains et oeuvres littéraires portent la marque du futur J.-H. Rosny Jeune. De son côté, l'ainé des frères J.-H. Rosny aborde les thèmes qui lui sont chers : fin du monde, préhistoire, terres sauvages, science, avenir, l'autre chose "plus haut", l'autre monde "plus loin", ainsi que diverses spéculations.
L'histoire se résume ainsi : Dehancy souhaite épouser en deuxième noce Geneviève, une femme plus jeune que lui. Son fils s'y oppose. Pour une raison morale ? La différence d'âge (il a 48 ans et elle 26) ? Non, tout simplement pour éviter d'être éventuellement spolié de son héritage ! A bout d'argument, le fils commence à faire la cour à la jeune femme afin de la détourner de son père. Ce dernier en arrive à envisager la mort de son rejeton...
Le résumé de cette histoire, avec une trame ultra-classique, ne doit pas vous arrêter, ni vous empêcher de lire ce roman ! "Renouveau" donne l'occasion aux frères J.-H. Rosny de nous offrir un véritable festival d'idées. Quelques extraits :
"Un soir de juin, trois personnes dînaient dans un appartement de la rue de Tournon, près d'une fenêtre ouverte où entrait un air délicieusement purifié par plusieurs orages.
C'étaient deux hommes et une jeune femme : quelque contrainte régnait dans les attitudes. L'amphitryon était un de ces types à qui les grandes barbes sont indispensables pour harmoniser un front compact, des yeux triangulaires, bondés de mysticisme, un vaste visage tout ensemble sévère, orgueilleux et affectueux. Sans âge, à cause du développement des traits et de leur expression pontificale, il observait fréquemment, avec malveillance, son convive, homme de teint clair, aux beaux yeux d'eau de mer, — comme en ont les gens du Connaught, — et dont la figure mouvante marquait quarante à quarante-deux ans : il en avait quarante-huit. Pour la jeune femme, c'était une silhouette nerveuse et concentrée, de nature un peu taciturne, avec des échappées d'expansion charmantes, d'ailleurs jolie. Le convive aux yeux Celtiques tentait vainement de ne pas épier les mouvements et les regards de la jeune femme : à chacun de ses gestes, il avait un frisson, une sensation de froid et d'étouffement ; il entrait en lui un tel charme qu'il en avait de l'angoisse et presque de la terreur. Alors son œil changeait de couleur comme une opale qu'on tourne."
"Ses gestes sont des miracles, ils ont toute la grâce des plantes fines qui poussent au bord de l'eau, des ailes qui planent, des bêtes gracieuses qui courent dans les taillis ; ils sont le résumé de l'univers :
— Mon Dieu ! dix ans... dix ans de moins !
Et tout ce qui est simple dans la vie paraît étrange et déformé par cette exclamation, devient monstrueux.
Il se dit encore :
— Oh ! choses prodigieuse... un être peut en créer un autre qui sera jeune !... Et il ne peut rien pour lui-même, il ne peut se rajeunir d'une minute, lui qui donnera la vie..."
"— Je te blâme de n'avoir pas lutté dès le principe... Familier comme tu l'es avec la faiblesse humaine, oserais-tu sérieusement avancer ces raisons sur la fatalité... ces sophismes de roman ?... S'ils existent pour toi, eh bien ! te voilà indigne d'amitié ! Supporte les conséquences de ta débilité morale... [...] La règle des honnêtes gens, si bien énoncée par Jean-Jacques [Rousseau], et pas tant de combattre après avoir cédé à l'occasion, que de fuir l'occasion."
"Dehancy, marchait à côté de Geneviève [...] Le ciel et la terre, le commencement ou la fin du monde, les terres sauvages ou les villes de la vieille civilisation, tout fut là condensé dans sa compagne."
"Son doigt montra le bout de l'horizon, des grisailles délicieuses, des fumerolles montant doucement sur la mer et sur le ciel :
— Ces choses-là parlent une langue... la langue la plus belle... la langue de la fertilité de la terre... C'est la vie des plantes et des hommes qui se forme là-haut... C'est un monde... une espèce de genèse de tout ce qui arrive ici-bas. La science des anciens augures n'est pas complètement une utopie... Ils sentaient qu'il y avait là quelque chose."
"— Tout cela, vois-tu, l'air, les eaux, les nuages, ça forme une série de vies... Je vois des espèces de bêtes là-dedans... une sensibilité, une intelligence... des caprices... et c'est bien pourquoi il faudrait autre chose que les froids instruments de nos laboratoires pour prédire le temps... Il faudrait que nous apprenions à nous entendre avec des animaux, des animaux dressés spécialement pour la météorologie... des animaux gradués, et plusieurs espèces, dont les indications se coordonneraient. [...] C'est un grave problème, mais non une utopie... C'est pour moi une vérité absolue qu'avant trois cent ans d'ici nous aurons créé toute une série de nouvelles sciences et de nouveaux arts par l'emploi, l'éducation, la transformation d'une infinité de bêtes... Nous aurons des bêtes de la science, des bêtes de laboratoires qui nous aideront spontanément dans nos recherches ; nous nous approcherons de plus en plus d'une métaphysique des animaux ! Et ce jour-là nous comprendrons l'horrible stupidité qu'ont commis nos contemporains en tuant au hasard tant d'espèces dont la perte apparaîtra comme un irréparable malheur..."
"— C'est le langage des bêtes que tu demandes-là, fit Dehancy.
— Oui... peut-être... un langage limité à certaines facultés... Tiens, par exemple, un langage de l'odorat pour le chien... l'odorat, ce sens qui commencera à CRÉER un de ces siècles, qui donnera des choses merveilleuses, comme l'ouïe depuis deux ou trois cent ans."
"Tous trois nous sommes libres... nous avons des travaux qui peuvent satisfaire notre conscience... toi, Dehancy, ta nouvelle "Législation transformiste", toi, Geneviève, ton enfant... moi, mes petites manies sur la métaphysique des animaux... ma petite folie inoffensive..."
"Il n'aperçut pas la plage, mais la falaise qui est à gauche de "Belleuse". Cela l'impressionna comme une indication du Destin de ne pas regarder vers l'Océan. La peur grandit. Il vit soudain se lever un monde fantastique et informe, l'avenir de drames funèbres dont la moitié était cachée dans le mystère des événements."
"Le silence était sévère et solennel. Les arbres chuchotaient aux étoiles. On entendait le bourdonnement de la mer, comme un essaim de prodigieux insectes. Trois chiens se répondaient de ferme en ferme, deux assez proches, le troisième à une distance considérable. Le père eut de nouveau un sentiment de honte. Il rentra, se promena de long en large. Il écouta, il regarda la nuit adorable. Le vaporeux tissu des ténèbres s'approfondissait sur les futaies, se diaphanéisait sur les parterres. L'infini semblait proche — et Dehancy songea quelle chose charmante c'était tout de même que l'œil humain ait eu assez de portée pour apercevoir ces phares légers qui, étudiés, ont donné le sens de l'incommensurable, la logique de l'Espace.
Par l'oeil une communication existe enfin avec ces univers qui sont tellement immergés dans le TRÈS LOIN !"
"Graveil, à côté de cette intense et monotone ferveur, promenait une tête remplie de l'Univers. Pour lui, les ténèbres étaient douces, pleines de vie, de fluides mystérieux qui s'y emmêlaient, jaillis de la terre, jaillis de la mer.
— Que les bêtes de nuit aient une prunelle lumineuse, en partie réceptrice d'ombre, comme notre prunelle est réceptrice de lumière, c'est une hypothèse tentante... Un monde obscur ne serait alors pas moins pénétrable qu'un monde de clarté.
— Comme je t'envie ça ! fit brusquement Dehancy.
— Ça, quoi ?
— Eh ! tes préoccupations, tes jeux intellectuels... Tellement plus haut, tellement plus social, plus humain que la dure tension où je m'ankylose."
"Il s'embarqua dans le spéculation que l'origine de la colère animale se trouvait dans le météore, directement inscrit dans les tissus primitifs.
— Pas étonnant que notre humeur se règle sur le temps, puisque nous sommes faits d'intempéries condensées.
Il ne poussa pas cette rêverie, il explora l'horizon."
"— […] Les mâles sont des bêtes robustes et douces, heureuses de rentrer avec un beau butin... Ils s'occupent peu de morigéner, tout à la vie active... Mais la femme les guide, les maintient... [...] Elle est écoutée... Elle cimente sa morale d'anecdotes, elle fabrique à ces grands enfants une légende où ils se reportent comme au seul enseignement, et cela est plus sûr encore de nos jours que la loi et les gendarmes.
— La loi, les gendarmes, fit Dehancy, c'est pour nous, c'est pour la transition entre la vie d'hier soumise à un ensemble, la vie d'espèce, et la vie derechef soumise de demain, mais soumise par la conscience de règles supérieures. Je me sens, à l'heure actuelle, un pitoyable type de la transition de l'Essai, un être non soutenu par des cadres sociaux et qui ose trop rêver, qui a fui les bienfaisantes ténèbres, et apparaît tel qu'un arbre poussant tous ses bourgeons dans le même été, au lieu d'être une souche féconde à travers les siècles..."
"Ce qui me désespère, c'est la tendance à matérialiser des rêves plus durs que les silex préhistoriques, c'est l'extraordinaire clarté de vision, la froideur, la volonté noire, le mal dominant et s'imposant... Terreur de cet amour très pur et très haut que de le trouver enveloppé d'invincibles et criminelles obsessions."
"Je ne suis pas écrasé d'une hypothèse nette, mais seulement de tous les possibles légitimes, de tout l'imprévu des loi amoureuses et de l'importance des faits minuscules ; j'en suis d'autant plus effrayé que je sens l'utilité du caprice et du hasard dans cette grande chose d'où jaillissent les êtres ; mais ce caprice et ce hasard, pour moi, c'est la géhenne."
On retrouve aussi plusieurs allusions à des auteurs ou oeuvres littéraires : Jean-Jacques Rousseau, deux citations de "Le Cantique des cantiques", Eugène Pottier ("Frère, il faut mourir !" ).
Il est aussi fait allusion à Sully ("à travers une vieille route du temps de Sully" ). Il n'est pas rare de trouver Maximilien de Béthune, Duc de Sully et marquis de Rosny, cité sous le simple nom Rosny dans les ouvrages historiques. Il fut à l'origine de la construction du fameux [nouveau] Château de Rosny [sur-Seine]. Il est aussi connu (entre autres, mais la liste est longue et hors sujet sur ce blog) pour avoir fait planter des ormes aux bords des routes, ormes surnommés des "Rosny".
On retrouve d'ailleurs plusieurs passages décrivant des d'ormes, ce qui renforcent l'idée d'allusion à Maximilien de Béthune :
"ne serait-il pas préférable de retourner par les champs... par la route des Vieux-Ormes ?"
"ils étaient sous les vieux ormes d'une route très ancienne [...]"
Terminons sur un clin d'oeil involontaire (?), le hasard (ou pas ?). Les frères Rosny font dire à un des personnages : "Tu auras connu tous les détours de la vie... vu des milliers d'êtres et étudié des crimes innombrables... et tu serais désarmé, la volonté morte au toucher d'une passion..."
"Les Détours de la vie" est le titre d'un texte, signé J.-H. Rosny qui ne sera publié qu'en 1908. Etait-il déjà prévu à cette période ? A-t'il été publié plus tôt que ce que nous pensons, dans un recueil, une revue, un journal, non répertorié à ce jour ? L'avenir nous le dira...
Cette édition est un retirage (4e édition), l'édition originale est présentée dans un autre article.
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