Texte : J.-H. Rosny aîné "Méditations sur l'anéantissement des arts précolombiens" (1928)
"Méditations sur l'anéantissement des arts précolombiens" est un article de J.-H. Rosny aîné publié dans Les Cahiers de la République des Lettres, des Sciences et des Arts n°11 en 1928.
Ce numéro spécial, consacré à "L'Art Précolombien - l'Amérique avant Christophe Colomb" propose un sommaire très alléchant :
- Georges Bataille - L'Amérique disparue
- Jean Babelon - Les Conquistadores
- J.-H. Rosny aîné - Méditations sur l'anéantissement des arts précolombiens
- Bernal Diaz del Castillo - Entrée des espagnols à Mexico
- Alfred Métraux - Ce qui reste des grandes civilisations de l'Amérique
- Le Popol-Vuh
- Hymne religieux des anciens mexicains
- Hymne religieux du Pérou ancien
- Fr. Bernardino de Sahagun - Des empreintes des mains et des fesses que Quetzalcoatl laissa sur les pierres où il s'assit
- Paul Morand - Le Musée de Mexico
- François Poncetton - Découvrons l'Amérique
- Paul Rivet - L'origine de l'industrie de l'or en Amérique
- Quelques opinions recueillies par G. Brunon Guardia (François Carnot, Raymond Koechlin, Georges Salles)
- Les principaux musées possédant des collections précolombiennes
- Bibliographie sommaire d'archéologie américaine
Ce texte fut réédité en septembre 2011 à la suite de "Nell Horn de l'Armée du Salut" (Classiques Garnier, Bibliothèque de littérature du XXe siècle). Il est aussi disponible sur la page TELECHARGEMENT de ArchéoSF, site animé par Philippe Ethuin.
En voici l'intégralité :
Quand les petites caravelles de la Découverte sillaient à travers l'Atlantique, qui donc se doutait que c'était le point de départ de la plus grande conquête qu'aient faite les peuples ?...
Ce qu'on allait saisir, c'était un continent quatre fois grand comme l'Europe, ce qu'on allait détruire, c'était une humanité complète — un ensemble de civilisés, de barbares et de sauvages répandus sur un monde. Jamais rien de tel ne s'était vu. Quand les peuples conquérants de jadis avaient passé, les vaincus subsistèrent — hors quelques peuplades négligeables par rapport à l'ensemble.
La formidable Rome laissa les races intactes : les indigènes, en Grèce, en Égypte, en Mésopotamie, en Scythie, en Germanie, en Gaule, en Lybie purent reprendre une existence libre lorsque l'Empire se disloqua.
Rien de tel en Amérique. Ce fut un affreux nettoyage de peuples, de tribus et de hordes. S'il resta des autochtones, surtout dans l'Amérique espagnole, ce fut sans espérance d'avenir. L'immense continent devint le fief définitif du petit occident d'Europe, puis des colons devenus forts et balayant les souverainetés d'outre-Atlantique.
C'est par l'Amérique du Sud que commença le grand massacre et ce furent des peuples civilisés qui le subirent, au Pérou, au Mexique. Quand on relit les péripéties de cette énorme aventure, on s'étonne des faibles moyens dont disposaient les Cortès, les Pizarre, les Almagro !
Quelques escadrons, quelques régiments — l'épouvantail des chevaux, l'épouvantail des armes à feu, et quelles armes à feu ! On en rirait de nos jours ! Avec des arcs, avec des piques, en se mettant seulement quatre ou cinq contre un, on pouvait exterminer cette téméraire vermine. Et l'on avait assez d'hommes pour noyer les envahisseurs sous d'irrésistibles avalanches !
Mais quoi ! on jeta l'épouvante, une dérisoire épouvante, dans les âmes des Rouges, et puis, comme il arriva si souvent durant les conquêtes romaines, on trouva des auxiliaires parmi ceux-là même qu'on allait exterminer. Ainsi le sort des deux grandes civilisations se trouva à la merci de quelques aventuriers. Si l'on avait su résister avec audace, et en demeurant unis, il aurait fallu des siècles et, qui sait ? peut-être n'y aurait-il eu que des conquêtes partielles, mitigées de Protectorats. Alors, le sort de l'Europe eût été bien différent de ce qu'il fut. Mais ce sont ici de vaines conjectures. Le cruel miracle s'accomplit. Avec des ressources minuscules, l'Espagne conquit et détruisit deux civilisations, le Portugal s'empara du Brésil énorme, les Anglo-Saxons, par ailleurs, rongeaient l'Amérique du Nord.
On a maintes fois comparé la civilisation et l'art précolombiens à la civilisation et à l'art égyptiens.
Il y a pour le moins quelques ressemblances assez frappantes entre l'une et l'autre. Comme en Égypte, l'architecture des peuples mexicains était subordonnée à la religion et à la monarchie.
La pyramide est la base du temple mexicain, pyramide qu'on gravissait à l'aide d'escaliers monumentaux. Au sommet, le sanctuaire, ensemble imposant de bâtiments contenant les statues, les bas-reliefs, figurant les dieux et tout un attirail liturgique.
Ces pyramides comme celles de la vallée du Nil comportent des salles intérieures.
J'ai sous les yeux l'image d'une de ces constructions : si elle rappelle d'une façon générale les colosses de pierre des Égyptiens, elle en diffère toutefois sensiblement par la complication de la structure. L'effet est plus gracieux en somme, mais moins grandiose, quoique la pyramide mexicaine atteigne parfois d'importantes dimensions.
Architectes comparables aux architectes de Misraïm, nos précolombiens leur sont inférieurs dans la statuaire. Leurs figurations humaines sont le plus souvent sans grâce, disproportionnées, caricaturales. Pourtant, de-ci de-là, vous trouverez quelque gracieux visage, quelque idole ornée avec art : en somme, de ce côté, l’œuvre nilotique est fort supérieure. Une différence m'apparaît essentielle dans la manière de placer les yeux.
D'autre part, l'ornementation a souvent beaucoup de finesse, d'élégance et de richesse. Les peuples du Mexique étaient des bijoutiers remarquables et ils travaillaient à merveille les métaux, hormis le fer.
Leur littérature n'était point négligeable. On a malheureusement perdu un nombre énorme de documents, d'inscriptions, par faute d'iconoclastes acharnés à tout détruire, mais ce qu'on a conservé et pu traduire comporte des poèmes, de belles prières, des prescriptions morales pleines de noblesse, en somme un ensemble qui dénote un sens littéraire développé.
Si nous passons aux civilisations péruviennes, nous verrons qu'elles impliquent une hiérarchie plus stricte encore que les civilisations mexicaines, et par là évoquent davantage l'Égypte si par ailleurs elles l'évoquent moins. Il y avait là une industrie fort puissante et subtile, une agriculture savante ; les tisserands œuvraient magnifiquement ; les métallurgistes travaillaient l'or, l'argent, le cuivre, le plomb avec une telle perfection qu'ils réussissaient à imiter les plantes, les fleurs, au point de créer des jardins artificiels ; ils rendaient un culte fervent à leurs morts ; leurs momies nous ramènent une fois de plus vers l'Égypte. Enfin, leur céramique, comme celle des peuples mexicains, était fort perfectionnée, variée, nombreuse, ingénieuse, admirable...
Mais d'autres vous dépeindront, avec une compétence que je suis très loin de posséder, les arts, les sciences, les religions de ces peuples de culture déjà si haute et qui furent dépouillés, ruinés, assassinés, traités avec une férocité affreuse par des conquérants audacieux, cupides et sans pitié.
Pour moi, j'aurais surtout voulu faire méditer l'indulgent lecteur sur cette destruction foudroyante obtenue avec les moyens si faibles, dont disposaient les Cortès, les Pizarre, les Almagro. Tant de millénaires, de culture, des millions d'hommes parvenus à un haut développement industriel, littéraire, artistique furent en quelques décades ruinés à jamais par quelques poignées d'aventuriers : c'est peut-être la plus poignante, la plus saisissante des aventures ethniques !
Aucune ne saurait lui être comparée ! Car s'il est vrai que les Normands réussirent à faire trembler l'Europe avec de faibles hordes venues des terres glaciales, sur des barques non pontées, s'il est vrai qu'ils firent de rapides conquêtes, il est non moins vrai qu'ils subirent l'influence d'une culture supérieure et qu'ils abandonnèrent leurs dieux pour adorer le Dieu des vaincus !
J.-H. ROSNY aîné,
de l'Académie Goncourt.
Commenter cet article