Bernard Lazare "J.-H. Rosny" (1895)
Extrait de l'ouvrage de Bernard Lazare : Figures contemporaines - Ceux d'aujourd'hui, Ceux de demain (Librairie académique Didier Perrin et Cie - 1895) :
J.-H. ROSNY
Des cinq qui jadis, dans les colonnes du Figaro, protestèrent contre les doctrines médaniennes, M. J.-H. Rosny était un de ceux qui pouvaient le plus justement — à cette époque — repousser ou blâmer les théories et les livres de M. Zola.
En toutes ses œuvres, en effet, M. Rosny s'était séparé de l'école. Tandis que les naturalistes, par mépris des baudruches métaphysiques des psychologues, offraient à notre admiration des mannequins pléthoriques réduits aux plus basses fonctions, des mannekenpiss acéphales. M. Rosny s'efforçait à la synthèse que l'impuissance réaliste avait dédaignée. Il avait compris qu'elle seule était digne d'un artiste, puisqu'elle seule impliquait création.
A cause de cela, il sera beaucoup pardonné à M. Rosny. On oubliera le fâcheux pédantisme qu'il se plut autrefois à afficher, cette allure de contremaître ou de conférencier pour association philotechnique, cette science de manuel Roret dont il faisait parade, avec l'enfantine naïveté d'un sauvage à qui l'on a découvert inopinément le monde. On excusera son dogmatisme de barbacole, son didactisme rébarbatif ; on ne lui en voudra pas d'avoir cru au roman scientifique et d'y avoir converti de regrettables néophytes. On consentira même à ne lui point reprocher ce terrible langage qu'il affectionnait naguère et qu'il semble dédaigner depuis, ce langage hirsute qui le conduisait à comparer des pavés à des vertèbres de mégalosaure. Car en ce temps M. Rosny préconisait les métaphores paléontologiques, les tropes zoologiques, les images chimiques et même botaniques. Il surprenait autant qu'il effrayait.
Il a renoncé à ce jeu dangereux, et son talent en a grandi d'autant. Il tient dans la littérature actuelle une place unique, et, si on voulait lui trouver des parrains, c'est Tolstoï et Dostoïevski qu'il faudrait invoquer. Comme le premier, il vivifie ses œuvres d'idées générales ; comme le second, il les anime d'une pitié mélancolique et d'une large fraternité.
Il a le souci des doctrines plus que celui des anecdotes, il est moins conteur que philosophe, plus moraliste encore qu'artiste, quoiqu'il le soit à très haut point. Il fait oublier les romanciers mondains et ceux qui font venir leurs personnages de Londres ; il fait prévoir le roman qui se prépare, celui qui sera social et littéraire, qui tiendra du rêve et de la réalité, le roman qui nous changera des adultères et des drames passionnels, des amours contre nature et des aventures légères.
Ainsi J.-H. Rosny aura-t-il cette réelle gloire d'avoir été un initiateur. De combien d'écrivains pourrait-on dire semblable chose ? De peu vraiment. Quel gré n'avons-nous pas à M. Rosny de pouvoir le dire de lui ?
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