De Rosny aîné à Maurice Level ou deux façons d'être « pluraliste » (1921)
« Avis & devis de quelques romanciers : De Rosny aîné à Maurice Level ou deux façons d'être “pluraliste” », de Georges Martin est paru dans Le Petit Journal du 30 octobre 1921.
De Rosny aîné à Maurice Level ou deux façons d'être « pluraliste »
Dans une petite note, au bas d'une page de son Histoire de la Littérature Française, le consciencieux M. Lanson, professeur à la Sorbonne, a bien voulu reconnaître que, parmi les écrivains d'aujourd'hui, M. J.-H. Rosny était un des plus intéressants malgré qu'il ait « une écriture trop artiste ». C'est ainsi que M. Rosny a été présenté au public universitaire, longtemps après que le public littéraire eut établi sa réputation. De puis, le grand public lui-même a payé à l'auteur de Nell Horn un large tribut d'hommages et, récemment encore, les lecteurs du Petit Journal, en faisant un succès aux Aventureuses, ont démontré qu'aucune « écriture » n'est trop « artiste » quand un tempérament puissant y transparaît et en éclaire le sens, profond.
Aujourd'hui, J.-H. Rosny, qui porte sur ses épaules une tête presque chenue et le poids de plus de cinquante volumes sortis de son esprit, fait figure d'un des « pères » de la littérature actuelle. Du roman préhistorique au roman simplement romanesque, en passant par le roman de mœurs, l'étude philosophique et la comédie, il n'est, pour ainsi dire, point de genre littéraire où il n'ait touché, aucun où il n'ait réussi plusieurs belles œuvres ou un chef-d'œuvre.
M. Rosny, qui a beaucoup écrit sur le « pluralisme », est un bel exemple d'énergie plurielle.
Comme je lui parlais de tout cela :
— Vous me flattez, dit-il. Mais cette diversité m'a peut-être porté malheur. Si, comme tant d'autres, je m'étais fabriqué une spécialité, si j'avais lancé un « Zau » dont le goût eût été facile à retenir, le public m'en eût sans doute été reconnaissant... Mais alors, je n'aurais pas rempli ma vraie carrière.
Les projets de M. Rosny
Et, comme pour me montrer qu'on ne se refait pas, le maître m'énuméra des projets plus que jamais nombreux et divers :
Un roman d'aventures très exotiques, très fantastiques. Il va paraître dans une revue. L'action se passe en partie en Afrique, en partie dans une terre complètement inconnue jusqu'à ce jour. Ce récit s'intitule : Le Prodigieux voyage d'Ireton Ironcastle (1).
Un peu plus tard, M. Rosny continuera la publication de ses mémoires dont le premier volume, Torches et Lumignons, a été un immense succès de librairie. Le second volume (2) sera sans doute encore plus curieusement accueilli, car, dit M. Rosny, « je parlerai d'un nombre plus petit de morts et d'un plus grand nombre de vivants ».
Viendra ensuite une étude d'enfants : Jeannine et son père (3).
Puis un roman de mœurs israélites à Paris : La Juive.
Une étude philosophique : Les Sciences et le pluralisme.
Un travail sur le relativisme d'Einstein où M. Rosny s'essaiera à vulgariser les doctrines de ce philosophe allemand.
Le tout, sans compter une adaptation de Marthe Baraquin au théâtre, en préparation pour la saison prochaine (4).
— Pensez-vous aussi au cinéma ?
— Le cinéma ne m'a pas entièrement satisfait jusqu'à présent..., sauf en ce qu'il a de clownesque, d'énorme et de matériellement invraisemblable. Mais je suis un public difficile. Cependant j'admire nombre d'artistes du ciné qui sont des mimes extraordinaires, notamment Prince Rigadin. Plusieurs de ces films ont été extraits de mes ouvrages et Mme Eugénie Nau est en train d'en tourner un, adapté de Nell Horn (5). J'ai fait moi-même autrefois le scénario de La Part du pauvre (6) et... j'ai bien envie d'en faire un autre. Mais je voudrais d'abord connaître les acteurs qui me joueront.
— Que pensez-vous du roman d'aventures ?
— La faveur du public pour ce genre est une réaction contre les romanciers « psychologues », qui l'ont ennuyé à la longue. Pourtant cette faveur n'atteint encore qu'un seul écrivain. Cela prouve que la supériorité d'une œuvre dépend, non de son genre, mais de l'homme qui l'a écrite. Pour mon compte, je regrette souvent, le soir, de n'avoir pas à ma disposition un joli roman d'aventures... qui finisse bien et qu'on n'ait pas davantage renouvelé le genre où excellèrent Alexandre Dumas et Paul Féval.
Et ceux de M. Maurice Level
Lire, le soir, un joli roman d'aventures...
M. Maurice Level s'y doit amuser aussi... les soirs où il n'en fait pas lui-même.
— Au fond, m'a dit en souriant cet excellent écrivain, qui est aussi le plus aimable des hommes, il n'y a que deux espèces de romans : l'ennuyeuse... et l'autre. Le roman psychologique n'est certainement pas ennuyeux... pour celui qui l'écrit. Mais je préfère, quant à moi, ceux où l'imagination domine. L'imagination d'ailleurs n'est pas exclusive de psychologie. Il y a bien dans Les Misérables, ce roman d'aventures, un chapitre intitulé Une tempête sous un crâne.
— Il faut seulement, n'est-il pas vrai, donner le pas au récit des événements sur la description psychologique ?
— Si vous voulez. Mais il nous arrive qu'un personnage, créé par nous, s'anime tout à coup d'une vie particulière et rompe le cadre où nous avons voulu l'enfermer. C'est la psychologie qui devient maîtresse des événements que nous racontons. En écrivant Lady Harrington (7), le roman qui paraît en ce moment dans le Petit Journal, j'ai passé par une bien curieuse aventure.
— Racontez.
— Je venais d'achever l'Ombre (8), qui est « sortie » il y a quelques jours. Je me suis aperçu qu'un personnage de Lady Harrington ressemblait furieusement à un héros de l'Ombre. Chose plus étrange encore, je lui avais donné, malgré moi, le même nom. Ce fâcheux-là allait flanquer mon roman par terre. J'ai dû arrêter ses exploits... et recommencer mon ouvrage. Que dites-vous de cela ?
Je n'en ai rien dit à M. Maurice Level.. Mais j'ai pensé qu'il me révélait peut-être ainsi sa faculté maîtresse : une faculté de dédoublement, de « pluralisme » si l'on veut, faculté qui donne à ses héros un naturel si surprenant et dont un autre aspect lui permet d'être à la fois un des princes de la terreur et l'amusant auteur de Mado.
— A propos, que préparez-vous ?
— J'achève Vieilles Filles, un petit roman qui n'est pas pour les jeunes. Ensuite, je publierai deux romans romanesques, dont l'un se passe en Algérie et l'autre à Paris, dans un milieu mondain. Voilà.
— Rien pour le ciné ?
— On tournera cet hiver Le Double secret, adapté d'un de mes livres.
— Ne ferez-vous pas vous-même un scénario ?
— J'ai une grande admiration pour le cinéma, qui est un moyen d'expression admirable. Mais, hélas ! dans le monde de la cinématographie française, on marque une opposition irréductible à tout ce qui est « écrivain ».
— Vous êtes sévère.
— ... Mais les metteurs en scène sont injustes.
⁂
(1) Le titre du roman,ainsi que le nom de son héros (ouf !!! « Ireton » ? quelle idée...) furent modifiés : L’Étonnant voyage de Hareton Ironcastle fut publié en feuilleton dans L'Intransigeant, en 1922, puis, repris en volume chez Flammarion, l'année suivante.
(2) Ses Mémoires de la vie littéraire parurent en 1927, aux éditions G. Crès et Cie.
(3) Jeannine et son père est probablement le titre de travail de Dans la nuit des cœurs, dans lequel apparaît Janine (info sous réserve).
(4) J.-H. Rosny aîné a annoncé qu'il avait terminé l'écriture de l'adaptation de Marthe Baraquin, sous la forme d'une pièce de théâtre en 5 actes, en septembre 1920.
(5) Nous n'avons pas retrouvé cette adaptation cinématographique. Toutefois, rappelons qu'en 1891, Eugénie Nau avait participé à l'adaptation théâtrale de ce roman.
(6) Le film La Part du pauvre, produit par la Société Cinématographique des Auteurs et Gens de Lettres, fut projeté à partir de mars 1909.
(7) Réédition : Maurice Level, Lady Harrington, postface Jean-Luc Buard, Mi Li Ré Mi, 2017.
(8) Réédition : Maurice Level, L’Ombre, postface Jean-Luc Buard, Mi Li Ré Mi, 2017.
Profitons de cette occasion pour saluer, à nouveau, le travail de Jean-Luc Buard.
Extrait de Maurice Level, Contes d’anticipation, Choix et préface par Jean-Luc Buard, collection Synergie, Bibliogs, 2018 :
La « Bibliothèque Maurice Level » est une initiative lancée en 2017 et conçue pour répartir entre plusieurs éditeurs la charge d’édition et partager un enthousiasme de redécouverte et de lecture de cet auteur méconnu.
En complément de lecture : L’Épouvante, de Maurice Level, à télécharger sur eBooks/Redux.
Commenter cet article