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J.-H. Rosny

J.-H. Rosny aîné - Les Puissances supérieures (1925)

14 Février 2019, 22:40pm

Publié par Fabrice Mundzik

« Les Puissances supérieures », de J.-H. Rosny aîné, est paru dans L'Œuvre du 3 novembre 1925.

Les Puissances Supérieures

Depuis la guerre, les prophètes de Malheur ne chôment point : ils ne cessent de nous annoncer des cataclysmes. Et ils n'y vont pas avec le manche de la fourche !

On nous a prédit la fin du monde, en indiquant la date ; on nous a prédit des tremblements de terre, au prix desquels la danse de Krakatua n'était qu'un petit fox-trott sans envergure ; on nous a prédit des déluges, une guerre mondiale, et je ne sais si vous vous rappelez que sir Conan Doyle a menacé ses contemporains d'un cataclysme « absolument formidable dans ses effets ».

« Le fléau, disait l'honorable créateur de Sherlock Holmes, doit servir de châtiment pour le monde, qui a perdu toute spiritualité et a sombré dans le matérialisme. »

Ce petit jeu continue un peu partout : on m'écrit qu'il a beaucoup de succès en Amérique.

La plupart des Nabis sont d'accord avec Conan Doyle : les Puissances Supérieures veulent sauver l'univers. Elles nous avaient d'ailleurs donné un avant-goût de leurs bonnes intentions en nous envoyant la guerre. Mais puisque nous n'avons pas l'air de comprendre, elles vont corser le jeu... et comment !

Ce qui est effrayant avec les Puissances Supérieures, c'est la façon extraordinairement compliquée, obscure, féroce et naïve dont elles usent pour convaincre et corriger les tristes humains.

Elles ont à leur disposition un pouvoir prodigieux — c'est le cas de le dire — elles possèdent les moyens les plus divers et les plus efficaces pour nous faire entendre ce qu'elles veulent ; rien en somme ne les empêche de s'adresser directement à nous, et, invariablement, elles emploient les mêmes procédés farouches, vagues, lointains, incompréhensibles et interlopes.

Comment une malheureuse créature pourrait-elle s'y reconnaître ?

Si elle est luthérienne, il lui faut passer par l'intermédiaire des docteurs luthériens ; si elle est orthodoxe, ce sont les popes qui la guideront ; si elle est musulmane, outre le Coran, de saints hommes surgissent pour lui annoncer des vérités premières ; si elle est bouddhiste, les prêtres de Bouddha sont là pour un coup ; si elle est Peau-Rouge, le sorcier de la tribu la renseignera. Et tout cela baigne dans un abîme de ténèbres et de contradictions.

Dans l'espèce, des médiums et des prédicateurs nous révèlent que les Puissances Supérieures exigent que nous abandonnions le matérialisme ou le scepticisme et que nous nous ralliions à des doctrines spiritualistes...

Si nous ne les écoutons pas, gare ! Déjà, parce que leur appel n'avait pas été entendu, dix-sept millions d'humains ont péri pendant la dernière guerre et vingt millions d'autres humains ont été mutilés.

Quand je vois de braves paysans cueillir leurs pommes de terre, quand je regarde passer des ouvriers se rendant à l'usine, des midinettes à l'atelier, quand j'écoute d'obscurs citoyens au café ou au cinéma, je me demande avec anxiété pourquoi, au lieu de leur envoyer un avertissement par la voie de tel prophète britannique ou yankee, les Puissances Supérieures, sur le point de procéder à d'épouvantables exterminations, ne prennent pas la précaution élémentaire de tirer elles-mêmes les victimes infortunées de l'ignorance où elles croupissent.

Non, les Puissances Supérieures préfèrent déchaîner l'homicide en gros, la torture, le pillage, le viol, sans aucun avertissement valable...

Elles n'ont d'égard ni pour les petits enfants, ni pour les gens qui ne demanderaient pas mieux que d'obéir à un ordre explicite, ni pour les spiritualistes eux-mêmes, dont des millions ont péri entre 1914 et 1918, dont, certes, d'autres millions périront si le cataclysme annoncé se produit...

Dire que cela dure depuis les siècles des siècles ! De l'Orient à l'Occident, du Midi au Septentrion, sans cesse des prophètes ont surgi : prophètes hindous, prophètes chinois, prophètes juifs, prophètes. arabes, prophètes britanniques, français, espagnols, allemands, russes, américains, et les hommes ne savent toujours pas à qui entendre et des centaines de religions, grandes ou petites, leur enseignent des choses différentes.

Vrai, les Puissances Supérieures ne se sont pas foulées ! Elles n'ont fait aucun usage sérieux de leurs pouvoirs énormes... elles se bornent à nous expédier des messages qui se contredisent, à faire prêcher des religions qui furent plus souvent des raisons de massacre que des raisons de concorde, à déchaîner des fléaux sans crier gare, sous prétexte de nous sauver, et sans jamais donner une explication valable !

Ah ! Puissances Supérieures, Puissances Supérieures, je crois bien être un des hommes qui ont le plus vivement souhaité obéir à vos commandements, mais jamais je n'ai rien pu comprendre, jamais vous n'avez rien tenté pour m'éclairer autrement qu'à l'aide de documents douteux et de prêcheurs dérisoires... Combien j'aurais été heureux de dire : « Notre Père qui êtes aux Cieux... » Mais je ne vois que des popes qui verdoient, des mahdis qui poudroient et des derviches qui tournoient.

J.-H. Rosny aîné - Les Puissances supérieures (1925)

J.-H. Rosny aîné - Les Puissances supérieures (1925)

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