André Antoine "Mes souvenirs sur le Théâtre-Libre" (Fayard - 1921)
Quelques extraits de "Mes souvenirs sur le Théâtre-Libre" d'André Antoine.
Publié en plusieurs parties dans La Revue Hebdomadaire, il fut repris en volume chez Fayard en 1921.
12 novembre 1887. — Ce soir, après la Femme de Tabarin, nous soupons chez Lavenue. Soirée heureuse dans la détente d'un réel succès. Mendès, le plus entraînant des camarades, est éblouissant et nous fait boire de telle façon que presque tout le monde est gris, même Rosny, dont l'idée fixe est de prendre la mesure des crânes de tous les convives pour les classer ensuite anthropologiquement.
* * *
15 novembre 1887. — J'ai dîné hier soir pour la première fois chez Alphonse Daudet, rue de Bellechasse, avec de jeunes littérateurs de l'heure présente ; horriblement intimidé pour entrer dans le petit salon où se tiennent déjà pas mal de gens, je me cogne à toutes les chaises avant d'arriver, la voix coupée, jusqu'à Mme Daudet.
Le maître, amusé de ma timidité, me met gentiment à l'aise et j'écoute ce qui se dit pendant le dîner. Goncourt tient le dé presque tout le temps avec Daudet ; il n'y a guère que Rosny, l'aîné, qui se mêle à la conversation. Les autres, silencieusement respectueux, ne desserrent les dents que sur les interpellations de Daudet qui mène admirablement tout ce monde. Je suis placé près d'un jeune homme avec lequel je m'esquive dès que c'est possible, et nous rentrons ensemble, le long des rues, après nous être assis devant un mastroquet, en face de la gare de Sceaux.
C'est Lucien Descaves, employé dans une administration, dont les premiers livres commencent à sortir, qui m'a promis quelque chose pour le Théâtre-Libre, un petit homme à l’œil gai éclairant une figure un peu bougonnante, chez qui perce une droiture, un équilibre solide qui me font chaudement sympathiser avec lui.
1er février 1888. — En tête du Figaro, paraît un manifeste signé : Rosny, Lavedan [André Antoine se trompe, Il s'agit de Paul Bonnetain], Descaves, Paul Margueritte et Guiches, une espèce d'abjuration retentissante du naturalisme qui fait un bruit de tous les diables. Bien que les signataires soient de mes amis, j'éprouve une espèce de haut-le-cœur devant cette sorte d'apostasie qui les jette ainsi publiquement contre le maître. Je crains que ce ne soit un épisode de la guerre sourde menée par deux des maréchaux depuis quelques mois autour de leur grand ami. Hélas ! ces défaillances de vanité atteignent aussi les meilleures cervelles, mais ne devraient-elles pas rester voilées pour leurs disciples ? D'autant que rien dans les tempéraments ou les talents ne rassemble logiquement les signataires de ce papier.
Descaves a commencé en réaliste forcené, et il le restera malgré l'influence de son ami Huysmans ; il n'a rien de commun avec l'élégant Lavedan, dont l'esprit, parfaitement clérical et réactionnaire, ne peut communier en quoi que ce soit avec la sobre et puissante vision de Rosny. Pour Paul Margueritte, sa sensibilité discrète peut évidemment se trouver gênée dans l'atmosphère un peu brutale qu'il subit depuis des années, mais vraiment, Gustave Guiches apparaît là, on ne sait pourquoi ; probablement pour faire nombre, car je ne pense pas que Zola l'ait même jamais admis dans son entourage.
15 février 1888. — Notre prochaine soirée sera tout entière composée d'ouvrages signés des auteurs du fameux manifeste des Cinq à propos de la Terre. Bonnetain et Descaves donneront la Pelote, une pièce en trois actes, Paul Margueritte jouera lui-même une pantomime dont la musique a été faite par Paul Vidal, l'auteur de la jolie partition qui accompagnait le Baiser. Le quatrième des protestataires, Henri Lavedan, signera, avec Gustave Guiches, une pièce en deux tableaux, les Quarts d'heure, qui terminera le spectacle. Zola m'a tout le premier vivement encouragé à réserver une soirée complète à ses cinq adversaires et le monde littéraire s'apprête curieusement à juger l'effort des dissidents.
27 mars 1888. — Dans l'ensemble, la presse des Cinq est fraîche, parce que, peut-être, au fond, l'opinion publique ne leur a point pardonné leur agressif manifeste, mais aussi, et surtout, parce que ce spectacle rend un son nouveau, provoque un peu d'inquiétude. Du reste, les Cinq ne semblent pas avoir désarmé, car, au cours des discussions dont la soirée organisée par nous a ravivé l'animation, les auteurs s'étaient encore une fois réunis pour adresser aux journaux la lettre suivante, que je n'aime guère, car rien ne peut amoindrir mon admiration pour Zola, et j'ai toujours peu goûté un geste inutile et pénible.
Monsieur le Rédacteur,
Avec une rancune et des habiletés indignes de son grand talent, comme de sa haute situation littéraire, M. Emile Zola signale la réunion de nos quatre noms sur l'affiche du Théâtre-Libre, ce soir, en y attribuant un caractère de nouvelle manifestation contre le naturalisme, dont il est et reste le grand pontife.
Cependant, les notes parues dans les journaux étaient bien précises. Il y a été dit, et nous l'affirmons de nouveau, que nos trois œuvres sont dissemblables, issues d’initiatives isolées, que leur apparition simultanée ne signifie ni entente préalable, ni théories communes.
L'absence du cinquième protestataire, notre ami Rosny, et l'addition d'un nouveau nom, celui de M. Henri Lavedan, suffiraient à le démontrer.
M. Emile Zola se trompe encore en parlant d'un art nouveau et que, ridiculement, nous prétendrions apporter au théâtre. Il n'était pas en effet question de théâtre dans notre « Manifeste » et nous ne pouvions enfin attaquer M. Zola romancier, sachant trop quelles discrètes condoléances on doit à l'auteur de Bouton de Rose et de Renée.
Paul BONNETAIN, Lucien DESCAVES,
Paul MARGUERITTE et Gustave GUICHES.
28 mars 1888. — La soirée des Cinq n'a pas trop mal marché ; les auteurs ont du talent, mais, visiblement, le public littéraire n'a pas approuvé leur démonstration contre le maître de Médan. La Pelote, de Paul Bonnetain et de Lucien Descaves, est une tragédie domestique d'une saisissante âpreté dont l'effet a été fort grand. La pantomime de Paul Margueritte, qui s'est fait de Pierrot une spécialité, et qui avait consenti à jouer en public, à la condition que je lui donnerais la réplique du croque-mort, a paru très originale. Les Quarts d'heure, deux petits actes d'Henri Lavedan et Gustave Guiches, sont pleins d'une cruelle et incisive ironie qui a beaucoup porté. Quelques critiques contestent à ces deux tableaux le caractère d'ouvrage dramatique et les appellent « des tranches de vie. »
En sortant de la représentation, nous avons soupe joyeusement dans l'atelier de Paul Bonnetain, rue Ballu, tout encombré des belles choses qu'il a rapportées du Tonkin.
Dans son feuilleton, Sarcey est très dur ; il trouve que les deux pièces d'Henri Lavedan et de Gustave Guiches sont de simples fumisteries, mais des fumisteries lugubres.
30 mars 1888. — Zola, que l'on est allé interviewer sur la soirée des Cinq, comme toujours, plein de bon sens et de raison, dit avoir assisté au spectacle et trouvé la tentative intéressante ; cependant, pour lui, elle n'a pas révélé la nouvelle forme théâtrale qu'il attendait d'eux après leur récent éclat.
20 décembre 1890. — C'était à prévoir, après l'éreintement de Sarcey et l'assassinat de la générale, la Parisienne ne fait pas le sou à la Comédie-Française. Nous sentons tous, autour de Becque, combien le coup est rude pour ses affaires d'argent, que les droits d'une reprise, importante comme celle-là, auraient un peu arrangées. Et, pour l'en distraire, nous imaginons de lui offrir un dîner pour lequel nous ne sommes qu'une douzaine triés sur le volet. Au Café américain, entouré de Geffroy, Ajalbert, Rosny, Ancey, Wolff, Lecomte et d'autres, Becque, que cette manifestation touche profondément, redevient, dans l'admiration affectueuse qui l'entoure, le maître spirituel et profond que nous tenons pour le vrai rénovateur du théâtre contemporain.
28 mai 1891. — Nous avons donné Nell Horn, cinq actes que Rosny avait tirés de son beau livre. La représentation a été curieuse, accidentée mais mauvaise, et la presse reflète cette impression. Voilà un résultat qui ne correspond guère à l'immense effort que j'avais fait. Au troisième acte, qui représentait un meeting dans un square de Londres, j'avais accumulé près de cinq cents figurants avec leurs bannières et trois musiques. Je ne sais pas pourquoi cet énorme déploiement de mise en scène a mis la salle en fureur, et, comme le bruit en scène était intense et que les spectateurs avaient l'impression que leurs plaisanteries et leurs quolibets ne nous parvenaient même pas dans le brouhaha, faute de mieux, ils ont repris en cœur le cantique de l'armée du Salut. Perdu au milieu des figurants, j'ai été pris d'une telle rage que, sur un signal donné par le sifflet à roulette dont j'étais pourvu, trois cents figurants ont déchaîné sur la scène une tempête si drue et si prolongée que les spectateurs, fatigués et stupéfaits, en sont redevenus silencieux.
Je garde la conviction que Nell Horn était un spectacle d'une originalité rare. Le pauvre Rosny n'est pas disposé, après cette déconvenue, à revenir de sitôt au théâtre, et voilà un de nos plus grands écrivains éloigné, peut-être à jamais, de la scène.
10 janvier 1892. — Chez Drouant, place Gaillon, tous les vendredis, des amis du Grenier et de la rue de Bellechasse dînent ensemble ; quand je le puis, c'est pour moi un gros plaisir d'assister à ces réunions où je retrouve Ajalbert, Geffroy, Hennique, Rosny, Descaves, et autres.
A lire aussi :
P. Bonnetain, J.-H. Rosny, L. Descaves, P. Margueritte & G. Guiches "Le Manifeste des cinq" (1887)
Le Théâtre Libre Illustré n°6 : Nell Horn (1891)
Tract couleur pour la pièce de théâtre "Nell Horn de l'Armée du Salut" (1891)
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