Critique de "La Juive" par Théo (1923)
Critique de "La Juive" de J.-H. Rosny aîné, par Théo, parue dans la rubrique « Le coin des idées et des livres : âmes et mœurs juives » de la revue L’Egypte nouvelle n°70 du 27 octobre 1923 :
Je viens de lire La Juive (Rachel et l'Amour) de J. H. Rosny Aîné ; toujours le même mur de verre ; on nous présente des juifs modernes irréels, absurdement faux en tant que types génériques ; ils déparent foncièrement un fort beau roman.
Le vieux Baruch David, eczémateux naturellement, est une figure-type invraisemblable dans la vie réelle ; ce banquier arrivé, millionnaire, présumablement retiré des affaires, ou presque, nous ne le voyons occupé qu'à ruiner froidement un épicurien-philosophe qui blague les juifs, et qu'à « dompter » le comte de Morennes et en faire un peu plus qu'un domestique, un quasi-courrier ; où Rosny l'a-t-il trouvé, ce vieux David ? S'il l'a effectivement trouvé, cet exemplaire unique ne représente aucunement le prototype de sa race ; généralisation et conventionnalisme !
De même pour Rachel, la jeune bru de Baruch ; veuve du fils — mort dévoré de pustules — (peut-il en être autrement ?) cette créature superbe vit auprès de son beau-père une existence morose, triste ; n'ayant gardé de son mariage qu'un souvenir de répulsion, elle ne connaît pas encore l'extase, la volupté de l'amour vers lequel son corps parfait, sain, et délectable est tendu ; honnête, elle ne désire pas d'aventures, mais voudrait s'unir à un être de sa race digne d'elle. Cependant l'amour est plus fort et, frémissante, pâmée, puis furieuse contre elle-même, elle se donne à un jeune diplomate catholique ; elle se sent déchue, maudite parce qu'un goy l'a possédée, qu'elle adore ; elle cherche sans résultat à arracher de ses entrailles le fruit de cet amour, ce germe de chrétien ; ils se marient ; Rachel exige qu'il n'y ait point de relations conjugales ; promesse de divorce dès la naissance de l'enfant ; elle humilie sans cesse ce mari, aimant et aimé, sous le regard encourageant de Baruch ; cela dure des mois ; puis, subitement, sans rime ni raison, quelques mots du mari à Baruch et quelques mots de ce dernier à Rachel vont tout arranger, lorsque le beau-frère tombe sous le revolver de Sully. Sully est le viveur ruiné par le banquier ; il se suicide après avoir tué.
C'est mélodramatique à souhait ; cela ferait un bon film ; mais où voit-on cela dans la vie, dans notre vie quotidienne ? Cose dell'altro mondo !
Comme tant d'êtres humains, le juif de nos jours accouple à des qualités évidentes des défauts lampants.
Pourquoi en ajouter d'imaginaires ? Cette obsession du juif ne pensant qu'à ruiner et humilier les autres pour la gloire d'Israël, ce fanatisme sectaire, cette horreur de la femme juive devant l'amour pour un chrétien, par exemple, à Paris, en dix neuf cent et quelque chose, cela prêterait à rire si ce n'était triste ; ce sont de pareilles erreurs de vision qui tendent à perpétuer les préventions et les antipathies. Rosny, indubitablement, n'a point voulu faire œuvre de haine ; sa vie entière démentirait une pareille assertion ; cependant, voici une étude de mœurs admirablement construite et écrite, dont la signature lui confère une importance de premier rang, et qui ne repose que sur des caractères artificiels, fantaisistes, s'ils veulent synthétiser l'âme juive contemporaine.
Rachel n'est pas la juive mais tout au plus une juive ; en changeant de nom elle pourrait même être une catholique dévote horrifiée d'aimer un juif ; la masse du public ne se rendra pas compte de cela ; elle trouvera dans sa lecture des motifs pour fortifier ses préventions ; et c'est bien dommage ; car le livre, somme toute, est écrit dans une note sereine, détachée ; les arguments pour et contre les juifs sont impartialement mis dans la bouche des personnages, et animent les pages de dialogues vivants (encore que spécieux). J'ai l'impression cependant que dans les dernières discussions la thèse contraire aux juifs représente quelque chose comme le summing up du juge dans un tribunal anglais, et reflète les vues de l'auteur ; ceci, d'ailleurs, académiquement, sans acrimonie ; si cela est, personne ne peut lui faire grief de ses opinions ; c'est en passant que je relève cela ; ce dont on lui fait grief, je l'ai dit plus haut.
Le volume ne manque point de descriptions heureuses, (Lucerne et son lac) de fines notations psychologiques, d'idées profondes bellement exprimées ; les héros sont bien campés ; malgré leur invraisemblance psychique, Baruch et Rachel sont de belles figures vivantes ; le vieux renard, par un vague fonds de bonté et de pitié qui émerge parfois des profondeurs de son subconscient ; la jeune femme, par sa perfection physique, sa droiture, et la souffrance qui déchire son âme sans abattre sa fierté.
Théo
A lire aussi :
Enacryos "La Juive" (Ollendorff - 1906)
J.-H. Rosny aîné "La Juive (Rachel et l'amour)" (Flammarion - 1925)
Florence Bidaut "L'écriture de la judéité dans 'Vérité' d'Emile Zola" (Lettres Modernes - 2014)
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