Critiques de Le Crime du Docteur, L'Épave et Les Femmes de Setnê par Georges Casella (1903)
Cas assez rare pour être signalé, la Chronique Littéraire de Georges Casella, publiée dans la Revue illustrée n°16 du 1er août 1903, présente trois ouvrages des frères J.-H. Rosny : "Le Crime du Docteur" et le recueil "L'Épave", signés J.-H. Rosny, ainsi que "Les Femmes de Setnê", paru sous le nom Enacryos.
Quelques années plus tard, Georges Casella sera l'auteur de "J.-H. Rosny", une "Biographie critique, illustrée d'un portrait-frontispice et d'un autographe, suivie d'opinions et d'une bibliographie" (E. Sansot - 1907)
Le Crime du Docteur (Fasquelle) ; L'Épave (Plon et Nourrit), par J.-H. Rosny
Les Femmes de Setnê (Ollendorff), par Enacryos.
Créateurs d' « un art nouveau », les Rosny, romanciers magnifiques, après une série d’œuvres parfaites, parmi lesquelles l'incomparable Bilatéral, le troublant Nell Horn, ces surprenantes évocations préhistoriques, Les Xipéhuz et Vamireh, semblent, en publiant Le Crime du Docteur, s'intéresser à l'intrigue mondaine, — et c'est dommage. Les Rosny, qui ont augmenté la langue française de termes originaux et scientifiques, de néologismes heureux, paraissent interrompre un instant leur bel élan —encore qu'on puisse penser que leur influence littéraire est désormais définitive et inaltérable — et se fondre trop à cette foule au milieu de laquelle ils passaient, personnels et hautains. Je n'entends pas dire qu'ils aient rien perdu de cette personnalité vivante dans trente volumes, et j'aime trop ces écrivains pour ne pas reconnaître que leur dernier roman, publié par un jeune, ferait sa gloire, mais le Crime du Docteur, quoique excellent, est loin d'égaler les œuvres précédentes.
Guy Herbeline, médecin, ayant trouvé grande ouverte la porte de l'appartement isolé où se mourait un de ses clients, Charles Plessis, s'empare d'une fortune durant la syncope finale. Guy Herbeline est sur le point d'être saisi et, partant, de manquer un mariage miraculeux ; Charles Plessis est un vieillard maniaque, collectionneur de pacotilles, sans parents, sans amis, et le geste criminel risque de n'avoir pas de suite. (Tous ces détails sont admirablement exposés ; le livre est d'ailleurs d'une composition parfaite, et l'on aimerait presque le roman-feuilleton qui s'y dessine à cause du talent dépensé pour dire les moindres choses. Mais les Rosny !...) Enfin, Guy Herbeline, voleur, essaie de se persuader qu'il n'a commis qu'un acte banal, qu'« un voyageur qui ramasserait un lingot-d'or dans la brousse serait tout aussi coupable », et cependant la peur grandit en lui, le terrasse, malgré ses raisonnements et sa logique. — Ici les lecteurs éprouveront les frissons d'angoisse du criminel. Les émotions sont graduées avec une science indiscutable. Mais est-ce de l'art que d'éveiller l'émotion physique ? « A-ce compte, — dit Faguet, — un tramway qui écrase une vieille femme fait de l'art. »
Guy Herbeline découvre un testament dans la liasse de billets qu'il a prise : Plessis lègue toute sa fortune à Mlle Marguerite Dufrène qui, sans doute, d'après les papiers, est sa petite-fille. Le docteur, alors, comprend mieux la portée de son acte. Un invincible désir le pousse à réparer, du moins en partie. Ayant réalisé le riche mariage qu'il convoitait, il attache à sa maison M. Dufrène et Marguerite que sa femme traitera comme une compagne. Mais l'expiation le guette. Il s'éprend de Marguerite, souffre un atroce martyre et se laisse aller à lui avouer son amour. Inconsciemment, Marguerite aimait Guy. Ils succombent. Et la vie n'est plus possible pour les deux amants : Guy, torturé par ses souvenirs, se reproche de ternir la vie d'une enfant qu'il a dépouillée, Marguerite se désole de tromper Mme Herbeline, sa bienfaitrice, et de détourner Guy de son devoir. Un jour, Mme Herbeline surprend les deux coupables et Guy s'écrie, lassé de cette existence :
« Tant mieux, le sort a parlé. » Il partira avec sa maîtresse, il s'éloignera de son foyer où le bonheur est désormais impossible. La scène entre sa femme et lui est une des meilleures pages du livre. Elle est d'une absolue vérité. — Mais Marguerite, terrifiée par l'apparition de Mme Herbeline, se laisse à nouveau envahir par le remords. Elle se jette à l'eau. Guy arrivera juste assez tôt pour recueillir son dernier souffle. Alors, désespéré, il rejoint sa maîtresse dans la mort. « Je devais te tuer, chérie. Mais aussi, je devais mourir par toi. »
Ainsi s'achève ce livre, agréable, moral, et d'une belle tenue, et qui n'a que le défaut de venir, dans l’œuvre des Rosny, après l'Impérieuse Bonté et Daniel Valgraive.
Presque en même temps paraissait l'Épave, recueil de nouvelles digne des précédents : Un Autre Monde et l'Immolation. Çà et là, on y trouve un portrait semblable à quelque eau-forte merveilleuse. On voudrait tenir ces écrivains cloîtrés durant plusieurs années, en dehors de la vie qui les absorbe, afin qu'ils puissent utiliser leurs extraordinaires qualités et nous donner un chef d’œuvre digne de leurs cerveaux rares et déconcertants.
Peut-être à l'heure où ces lignes paraîtront, les Rosny n'auront-ils plus le droit de signer de ce nom. Un certain M. Prunol de Rosny, vague orientaliste, les attaque pour avoir osé prendre un pseudonyme qui prête à de fâcheuses confusions (sic). Personne, pourtant, n'avait confondu, — si ce n'est Léon Tolstoï qui écrivait à peu près ceci à M. Prunol : « Si vous étiez l'un des frères Rosny du Bilatéral, mon estime se changerait en admiration. » On se froisserait à moins, n'est-ce pas ?... En tout cas, quelle que soit l'issue de ce procès, il est monstrueux de penser qu'on ait pu l'entreprendre.
Je tiens à signaler Les Femmes de Setnê, livre gracieux Signé Enacryos, nom célèbre par ce seul Amour Étrusque qui évoque les Contes de Flaubert. Quel charme exquis se dégage de ces lignes ! — Décors de la vieille Égypte, croyances, amours spéciales, cérémonies et combats, tout y est animé d'une vie palpitante et réelle. Setnê conquiert la femme et la maîtresse du roi par le courage dont il fait montre dans les batailles. Quelle grandeur revêt la marche nocturne de cette phalange de Thoutmès que Setnê dirige ! Il s'agit de surprendre une caravane ennemie dans un défilé lointain. « Il y a une autre route qui avancerait la marche sur le défilé, — dit le Chef des Sables, — mais elle est épouvantable : elle traverse le Désert des Dragons, la Forêt des Tigres et le Marécage des Hommes de l'Eau. C'est une terre impure, plus ancienne que toutes les terres. Tu perdras des hommes le matin dans le Désert des Dragons, le soir dans la Forêt. A l'aube suivante, tu verras les Hommes de l'Eau. Là, toute ton armée peut périr... » Naturellement c'est cette route que Setnê choisit. A la bonne heure !... Il nous plaît de voir les ancêtres des hommes dessiner des gestes héroïques, et la gloire et l'amour revêtir une solennité farouche sous le soleil ardent du Nil, aux ombres violettes.
Les illustrations de C.-H. Dufau, artiste savant et subtil, sont en harmonie avec l’œuvre, — et c'est le meilleur éloge qu'on en puisse faire.
Georges CASELLA.
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