J.-H. Rosny aîné "Les Revenants" (1916)
Extrait de "Sur le front : War stories", une anthologie préparée par Jetta S. Wolff sous la direction de A. S. Trèves, qui fut publiée à Londres en 1916 par Edward Arnold.
En cette période de guerre, face à "l'ennemi allemand", l'esprit revanchard des "vaincus de 1870" est présent dans de nombreux textes...
Il semble intéressant de faire un rapprochement avec l'avant-propos de "Le Félin géant" : ""Au moment où un peuple de proie a de nouveau répandu la barbarie sur le monde et déchaîné les pires instincts de carnage et de destruction, le rapprochement est curieux d'évoquer l'image des lointaines époques où l'humanité primitive vivait dans un perpétuel état de guerre."
Sans remonter aussi loin dans le temps, J.-H. Rosny aîné décrit dans ce texte le sauvetage d'une compagnie de soldats par des "revenants", véritable figures "de fantômes".
J.-H. Rosny aîné « Les Revenants »
Il y avait quatre heures que nous nous canardions dans ce site palustre. Plus d'officiers ; un sergent avait pris le commandement de la compagnie dont il restait environ cent vingt hommes. Un bataillon wurtembergeois cherchait à nous déloger de face, la nature marécageuse du terrain à l'est et à l'ouest ne permettant guère de nous envelopper. Au reste, l'effectif ennemi était proportionnellement plus réduit encore que le nôtre : il ne se montait pas à quatre cents hommes. Deux bonds l'avaient rapproché à une distance menaçante ; mais, pour reprendre l'attaque, il lui fallait traverser une prairie à peine entrecoupée de quelques bouquets d'arbustes.
Notre chef improvisé était têtu ; il savait que nous devions recevoir du renfort et s'acharnait à conserver une position qui offrait de grands avantages tactiques. Une partie de notre petite troupe était retranchée entre deux mares, l'autre partie occupait un boqueteau de hêtres et de frênes. C'est là que je me tenais avec une trentaine de camarades et la situation me semblait peu encourageante. Briserions-nous l'élan de l'adversaire, s'il s'élançait pour un assaut suprême ? Et si nous ne le brisions pas, comment se ferait la retraite ?
Je ne m'occupais guère de moi-même. J'avais en ce moment une âme toute collective : la victoire ou le sauvetage de la compagnie me préoccupait infiniment plus que ma pauvre peau. Comme je rêvais à ces choses, tout en épiant le bois et la plaine, j'entrevis deux hommes qui s'avançaient parmi les arbres. C'étaient des individus filandreux, longs et d'aspect chétif, âgés d'ailleurs, avec des barbiches blanches. Ils marchaient roidement, gravement, en s'efforçant de bomber le torse.
Ce n'est pas tant leur allure ni leur visage qui me surprenaient que leurs défroques : ils portaient le costume de lieutenant, mais de lieutenant de mobiles, le costume de 1870-71, avec le petit képi à visière carrée. Dans ce moment tragique, ils faisaient confusément figure de fantômes.
A mesure qu'ils approchaient leur démarche devenait plus lente et plus furtive — C'est auprès de moi qu'ils s'arrêtèrent. Ils avaient un air de famille, deux visages de don Quichotte, des yeux jaunes enfoncés sous de gros sourcils en moustaches, des mâchoires aiguës, de longues mains olivâtres où les veines formaient des entrelacs.
Le plus haut des deux s'inclina roidement et murmura :
— Voulez-vous nous faire la faveur de nous admettre parmi vous ?
— Pour combattre ? demanda un chanteur de Montmartre, qui ne put retenir un sourire.
Il est vrai que, vus de près, les bons vieux se décelaient plus chétifs encore, deux pauvres structures tremblotantes et cahotantes, qui ne devaient pas avoir la force de braquer un fusil.
— Nous sommes des soldats ! répondit le vieillard avec une solennité douce.
— C'est au chef qu'il faudrait vous adresser, fis-je ; moi, je n'y vois rien à redire.
Comme le sergent était pour l'heure inabordable, nous laissâmes aller les circonstances. Elles nous semblaient touchantes et un peu dérisoires. Les hommes regardèrent avec pitié les revenants s'installer dans la broussaille. Le plus grand était un peu en avant de l'autre et épiait minutieusement le site... Chacun des deux était armé d'une longue carabine de forme surannée.
Il y avait un moment d'accalmie ; l'ennemi était invisible. Machinalement, j'observais les vieux hommes. Soudain, la tête d'un Wurtembergeois apparut au coin d'une haie. Une détonation retentit ; l'Allemand fit un bond et s'abattit. La carabine d'un des vieillards fumait encore :
'Diable ! songeai-je. Est-ce un hasard ?'
Là-bas, surpris, les Allemands ripostaient, tandis que leur unique mitrailleuse se mettait à arroser le boquillon... Les têtes grises se penchaient, attentives, et les deux carabines se tournèrent vers l'est. Un double éclair jaillit ; la mitrailleuse était éteinte !...
Personne n'avait plus envie de sourire. On considérait avec un ébahissement attendri les longs visages et les barbiches pointues...
Un nouveau silence, puis une fusillade brusque, une rumeur, un bruit de troupeau sur la savane... L'ennemi se ruait vers nos positions. On voyait rebondir les soldats dispersés, suivis par quelques officiers, le revolver au poing. Nous tirions frénétiquement ; nous abattîmes une trentaine d'adversaires en deux minutes ; mais les officiers, avec des cris gutturaux, encourageaient et menaçaient leur troupe. Il y avait surtout un capitaine au poil jaune, au visage apoplectique, qui semblait terrifier les hommes.
'Si on pouvait l'abattre !' me disais-je.
Je tournais involontairement la tête vers nos hôtes. Ils étaient impassibles, parmi la broussaille, leurs carabines épaulées. — Coup sur coup, ils tirèrent trois fois. Le capitaine au poil jaune s'abattit d'un bloc, un lieutenant tourna deux fois sur lui-même avant de rouler sur le sol ; un autre, blessé au bras, lâchait son revolver...
La masse flottait ; le tir des nôtres redoublait, et, tout à coup, ce fut la panique : les Wurtembergeois se sauvaient éperdument à travers la prairie...
— C'est des vieux rudes ! cria le chanteur de Montmartre avec enthousiasme, en saluant les vieillards.
Nous les entourions, avec des acclamations, et eux, appuyés sur leurs carabines, les jambes tremblotantes, nous souriaient d'un sourire d'ancêtres — le sourire des vaincus de 1870 aux vainqueurs de 1914.
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